La mission Tara Oceans a permis l’identification de 5500 espèces de virus marins à ARN
5 500 nouvelles espèces de virus à ARN ont été identifiées dans l’Océan mondial à partir des échantillons d’eau prélevés lors de la mission Tara Oceans. L'analyse des virus à ARN à travers l'Océan mondial marque un nouveau chapitre dans la compréhension de leur diversité, de leur évolution et de leur écologie.
À la découverte de la virosphère
L’Océan était autrefois considéré comme un vaste désert en termes de virus. Aujourd’hui, les scientifiques se tournent vers la pléthore de microorganismes viraux que nous savons désormais peupler les mers du monde pour démêler les mystères de leur biologie, de leur évolution et de leur fonction.
Bien que les virus soient synonymes de maladies, ils infectent également les minuscules organismes qui dirigent la Terre tels que les bactéries et le plancton. Ils constituent une partie naturelle et vitale du système terrestre.
En appliquant de nouvelles technologies et approches aux échantillons recueillis lors de l’expédition Tara Oceans (2009-13), nos connaissances sur les virus et leurs rôles surprenants dans les écosystèmes et l’évolution, ainsi que leur influence sur la vie progressent rapidement.
Des virus océaniques à ADN et ARN
Jusqu’à présent, la plupart des virus océaniques répertoriés étaient des virus à ADN, essentiellement des bactériophages (des virus infectant les bactéries). On sait toutefois depuis longtemps que les virus à ARN – qui infectent généralement les eucaryotes tels que les plantes, les champignons, les protozoaires et les animaux – sont également abondants dans l’Océan mondial.
Cela a laissé ouverte la possibilité de faire de nombreuses autres découvertes en matière de virus.
Nouvelle découverte scientifique sur les virus ARN
Et effectivement, en utilisant les échantillons recueillis au cours de la mission de Tara, une équipe de chercheurs a mis en évidence des milliers de nouvelles espèces de virus à ARN dans l’Océan. Leurs découvertes, publiées dans Science le 8 avril 2022, transforment notre compréhension des virus à ARN et de leur rôle dans la nature.
En particulier, cette nouvelle étude :
- Révise l’« arbre de vie » des virus à ARN
- Double le nombre d’embranchements, connus de virus à ARN – y compris deux nouveaux embranchements présents à travers l’océan mondial,
- Révèle 5 000 nouvelles espèces de virus à ARN,
- Met en lumière le rôle de ces virus dans l’évolution des premières formes de vie sur Terre,
- Développe de nouvelles approches d’apprentissage machine pouvant soutenir l’identification et la classification des espèces de virus à ARN,
- Souligne le rôle clé de ces virus dans les services écosystémiques essentiels tels que la production d’oxygène et la séquestration du carbone océanique.
Une étude initiée par la Fondation Tara Océan
Elle a été initiée par la Fondation Tara Océan et le consortium scientifique Tara Oceans. Ces travaux ont utilisé les avancées technologiques en matière de séquençage menées par le Centre national de séquençage français (Genoscope) et le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).
Combinés à des catalogues viraux de référence, ces progrès ont fourni une plateforme permettant de prendre des instantanés des populations de virus à ARN dans les océans Atlantique, Pacifique, Arctique, Austral et Indien.
Ce travail contribue à mieux comprendre la nature et la diversité des virus à ARN dans les zones de l’Océan mondial qu’ils peuplent, leur rôle surprenant dans la séquestration du carbone et la production d’oxygène, et leur influence sur l’évolution de toute forme de vie.
Une nouvelle fenêtre sur la diversité et l’évolution des virus à ARN
Lorsque Charles Darwin a esquissé un premier arbre de vie dans son carnet de notes, cela a permis de visualiser les relations ancestrales entre espèces. Depuis, les scientifiques ont utilisé les arbres de vie pour cartographier les relations entre entités biologiques afin d’aider à développer un cadre permettant de comprendre la nature.
Dans le monde animal, les principaux groupes ou embranchements comprennent les arthropodes tels que les insectes et les crustacés ; les annélides (par exemple, les sangsues et les vers), et les cordés tels que les humains et les poissons. À mesure que les chercheurs en apprennent davantage sur les virus présents dans l’Océan mondial, ils cherchent à les cartographier de la même manière.
Mais contrairement aux espèces cellulaires, les virus n’ont pas d’ensemble universel de gènes. Par conséquent, lorsque des fragments du matériel génétique sont isolés à partir d’un virus inconnu, il est difficile, voire impossible, de déterminer d’où ils proviennent. Les scientifiques ont cherché à donner un sens à cette incertitude en utilisant des méthodes leur permettant d’assembler des segments génomiques, d’identifier les fragments se chevauchant et de reconstituer le puzzle de l’ADN viral.
Des techniques comme la métagénomique ont récemment transformé notre compréhension des virus à ADN. Cependant, il demeurait une lacune majeure dans notre connaissance des virus à ARN, dont l’information génétique n’est généralement pas révélée dans les études métagénomiques. Cela signifiait que, jusque-là, personne n’avait examiné de manière systématique les virus à ARN dans l’Océan global.
La métatranscriptomique, une technique adaptée à l’analyse des molécules d’ARN
Les chercheurs se sont alors tournés vers la métatranscriptomique, une méthode naissante permettant d’étudier les molécules d’ARN dans l’environnement océanique (ou autre). Cette technique a été utilisée afin d’identifier rapidement les pathogènes sous-jacents aux maladies telles que la Covid-19. Désormais, les chercheurs l’appliquent aux échantillons d’eau prélevés à travers l’Océan mondial lors de l’expédition de cinq ans de Tara.
Parmi les découvertes majeures qui en ont découlé, cette étude a doublé la quantité d’embranchements de virus à ARN connus, passant de cinq à dix. Parmi ces embranchements viraux très diversifiés, l’équipe de recherche a identifié 5 500 nouvelles espèces de virus à ARN. Les résultats obtenus modifient l’arbre de vie des virus à ARN et ont le potentiel de révolutionner notre compréhension de leur biologie.
L’analyse dévoile les rôles joués par ces virus dans l’évolution de la vie sur Terre il y a des centaines de millions d’années, voire des milliards d’années. En combinant un éventail d’approches informatiques, y compris la phylogénie profonde, cette nouvelle étude a révélé que certains des groupes de virus à ARN les plus abondants et les plus répandus identifiés ont joué un rôle clé dans l’évolution des premières formes de vie sur Terre.
Grâce aux échantillons d’eau systématiquement prélevés à travers l’Océan mondial au cours de l’expédition Tara Oceans, la recherche met également en évidence les zones au sein desquelles certains embranchements de virus sont susceptibles de se trouver. Deux des nouveaux embranchements identifiés par les chercheurs sont abondants à travers l’Océan mondial.
L’étude a aussi permis de développer de nouvelles approches d’apprentissage machine afin de donner un sens à la soupe de virus à ARN trouvée dans l’Océan. La nouvelle méthode préfiltre les séquences d’ARN hautement divergentes en groupes afin qu’elles puissent être étudiées d’une manière semi-automatisée, plus objective qu’auparavant. Cela permet de surmonter les obstacles techniques à l’identification, à la description et à la classification des espèces de virus. Ces étapes sont essentielles pour éliminer toute controverse et relever les défis inhérents aux travaux de découverte des virus à ARN.
Les virus à ARN jouent un rôle majeur dans l’écologie marine
Le plancton représente 70-90 % de la biomasse totale de l’Océan et capte l’énergie soutenant l’ensemble de la vie marine, depuis les crabes jusqu’aux cirripèdes, en passant par les poissons, les pieuvres et les baleines. Les communautés planctoniques créent un immense système de matière organique formant la base du réseau trophique océanique mondial, y apportant des éléments nutritifs essentiels tels que le carbone, le potassium et le fer.
Lors de la production primaire, les microalgues et les bactéries photosynthétiques absorbent le dioxyde de carbone (CO2) dissous dans l’Océan, le transforment en matière vivante et produisent collectivement au moins la moitié de l’oxygène atmosphérique. Le plancton est également responsable de près de la moitié de la fixation mondiale de dioxyde de carbone par photosynthèse. Les cycles de vie, courts mais productifs, du phytoplancton et du zooplancton contrôlent les processus transportant le carbone vers la zone crépusculaire (mésopélagique) de l’Océan et au-delà, où il peut être maintenu pendant des centaines d’années, voire davantage.
Des études récentes sur les virus à ADN dans l’Océan indiquent qu’ils jouent un rôle complexe dans ces services écosystémiques essentiels. Les virus assument un double rôle :
- le premier en tant qu’assassin, tuant jusqu’à 40 % des bactéries dans l’Océan chaque jour ;
- le second en tant que collaborateur, transférant des gènes entre des hôtes susceptibles de soutenir des processus clés tels que la photosynthèse.
Une étude statistique des virus à ARN recueillis lors de l’expédition de Tara réalisée par des experts de l’université d’État de l’Ohio a révélé que ces virus infectent et transfèrent des gènes entre les espèces de plancton eucaryote.
Les études précédentes sur les virus à ADN avaient montré que les virus influencent fortement le fonctionnement des écosystèmes, l’histoire de l’évolution et la composition de l’atmosphère terrestre. Par exemple, des recherches explorant les impacts des bactériophages dans l’Océan mondial ont révélé qu’ils tuent jusqu’à 40 % des bactéries à travers l’Océan chaque jour.
Paradoxalement, cela crée les bases de la vie marine.
En mettant en pièces les bactéries, les scientifiques estiment que les bactériophages contrôlent des cycles de nutriments clés, en libérant un festin moléculaire servant de nourriture aux organismes marins. Une partie de ces particules riches en carbone s’enfonce dans l’Océan profond, emprisonnant le carbone loin de l’atmosphère et contribuant ainsi à atténuer les effets du changement climatique.
Le plancton eucaryote joue également un rôle majeur dans des processus tels que la photosynthèse et la pompe à carbone. Dans le cadre de cette nouvelle étude, les scientifiques ont identifié de potentielles signatures génétiques de la coévolution entre les virus à ARN et les organismes hôtes.
Cette recherche appuiera l’identification de zones écologiques clés, aidera les scientifiques à comprendre la structure communautaire et les facteurs écologiques des virus à ARN et à prédire leurs hôtes. Les résultats seront également comparés aux connaissances actuelles sur les virus à ADN contrôlant des processus similaires.
Elle jette les bases d’une étude sur l’ampleur de la diversité des virus à ARN et leur rôle dans les cycles de vie des organismes essentiels aux cycles de nutriments, la production d’oxygène et la séquestration du carbone loin de l’atmosphère.
5 500 nouvelles espèces de virus à ARN
[Découverte scientifique]
Pour aller plus loin : Assembler les pièces des puzzles viraux
Des questions majeures relatives à la biologie des virus océaniques sont restées sans réponse jusqu’à ce que les scientifiques commencent à les examiner sérieusement il y a quelques décennies. Beaucoup de ces casse-têtes scientifiques sont toujours débattus aujourd’hui.
Combien y a-t-il d’espèces ? Qu’est-ce qui sous-tend leur diversité ? À quoi ressemblent-ils ? Quel rôle jouent-ils dans leurs écosystèmes ? Comment ont-ils influencé l’évolution de la vie sur notre planète ? Pourrions-nous exploiter leurs secrets à notre avantage ?
Pour répondre à ces questions, il est essentiel d’avoir accès de manière systématique aux données collectées à l’échelle mondiale. L’expédition Tara Oceans a rapporté une multitude d’échantillons et de données environnementales provenant de centaines de sites et de profondeurs différentes à travers l’Océan mondial.
À l’aide de cette ressource, le consortium Tara Oceans a établi des inventaires de base du plancton océanique, depuis les virus jusqu’aux larves de poissons. Les observations faites à partir des échantillons recueillis ont conduit à élaborer des catalogues de gènes microbiens provenant du plancton procaryote – tel que les bactéries et les archées – et eucaryote – tel que les microalgues et le zooplancton. Leur étude a également permis de découvrir plus de 200 000 virus à ADN.
Ces catalogues ont donné lieu à des études de suivi visant à évaluer les interactions et les rôles de la biologie dans les services écosystémiques essentiels rendus par l’océan, comme la séquestration du carbone anthropique.
Voici des exemples de recherche utilisant les échantillons d’eau de mer recueillis au cours de l’expédition de Tara :
– The surprising ubiquity of giant viruses in the ocean (la surprenante ubiquité des virus géants dans l’océan)
– The pole-to-pole diversity of DNA viruses in the ocean (la diversité des virus à ADN océaniques, d’un pôle à l’autre)
– Plankton networks driving carbon export in the nutrient-poor parts of the ocean (les réseaux planctoniques contrôlant l’exportation du carbone dans les zones pauvres en nutriments de l’Océan)
– The potential biogeochemical impacts of common ocean viruses (les potentiels impacts biogéochimiques des virus communs dans l’Océan)
– Illuminating virus-related proteins in the ocean (illuminer les protéines liées aux virus dans l’Océan)
– Patterns and ecological drivers of viral communities in the ocean (schémas et facteurs écologiques contrôlant les communautés virales dans l’Océan)
– Finding the right ‘virocells’ to study (trouver les bonnes « virocellules » à étudier)
À terme, ces travaux élargiront nos connaissances sur le rôle des virus dans les processus océaniques essentiels à la production d’oxygène, à la séquestration du carbone, aux principaux cycles des nutriments, et bien plus encore.
Ils aideront les chercheurs à mieux comprendre les virus, en fournissant les connaissances de base nécessaires à la recherche sur le changement climatique et potentiellement des éléments de réponse concernant la prochaine pandémie mondiale.
Auteur de l’article : Adam Gristwood
Tourbillons océaniques
Est-il possible de mettre en évidence une modification des communautés planctoniques sous l’effet des tourbillons océaniques ?