La perception de la lumière est-elle utile au phytoplancton ?
Depuis le 18 décembre 2024 et grâce à la publication dans Nature des travaux d’une équipe de scientifiques français du CNRS et de Sorbonne Université, la réponse est oui. Le phytoplancton, le plancton végétal, et plus particulièrement les diatomées, perçoivent leur position dans les profondeurs de l’Océan grâce à des capteurs de variations lumineuses, les phytochromes. Les données analysées dans cette étude sont issues de l’expédition Tara Oceans (2009-2013).
La lumière, un facteur limitant dans l’Océan
Bien qu’elle soit essentielle à la vie, la lumière ne pénètre dans l’Océan que dans la phase supérieure de la zone photique (jusqu’à 200m) ; et dans cette zone, elle est également très variable, et dépend de divers facteurs : les propriétés de l’eau, qui absorbe spécifiquement certaines longueurs d’ondes, la présence d’autres organismes, la distance par rapport à la côte…
Tout comme les plantes, le plancton végétal marin — le phytoplancton — a besoin de lumière pour fabriquer de l’énergie à partir de la photosynthèse. La lumière est également nécessaire pour les plantes et les algues comme source d’information sur l’environnement leur permettant ainsi d’adapter leur activité biologique.
Par son activité de photosynthèse, le phytoplancton joue un rôle prépondérant dans la fixation globale du carbone et la production de l’oxygène planétaire. Il est donc essentiel pour les équilibres climatiques et biologiques.
Le rôle écologique du phytoplancton est largement reconnu, cependant les mécanismes qui contrôlent sa distribution dans l’Océan sont longtemps restés sans réponse.
Le rôle des photorécepteurs
De façon générale, les organismes vivants (terrestres et marins) utilisent des « détecteurs de lumière », ou photorécepteurs, pour mesurer les variations d’intensité, de spectre, de durée, ou d’orientation de la lumière au cours de la journée, des saisons, sous différentes latitudes…
Le rôle de différents photorécepteurs chez les organismes terrestres (plantes, animaux, bactéries) est bien décrit depuis les années 50 mais il est peu connu chez les organismes marins photosynthétiques.
Malgré de nombreuses preuves suggérant que le phytoplancton peut percevoir les changements environnementaux, cette capacité n’est que rarement prise en compte dans les modèles actuels de distribution du phytoplancton.
Des photorécepteurs spécialisés : les phytochromes
L’Océan est un environnement contraignant pour le vivant. La lumière varie considérablement avec la profondeur en raison des propriétés de l’eau qui absorbent différemment les longueurs d’onde lumineuses : la lumière rouge est fortement atténuée dès les premiers mètres, tandis que la lumière bleue prédomine en profondeur.
Distribution de la lumière et de sa composition spectrale dans la colonne d’eau et représentation du spectre du phytochrome des diatomées, capable de capter les informations associées aux changements lumineux dans l’océan. © Carole Duchêne
Grâce à une approche interdisciplinaire combinant génie génétique, biophysique et physiologie des diatomées sur deux espèces de phytoplancton modèles, les scientifiques ont pu analyser et mettre en évidence la capacité de ces organismes à décoder les informations liées à l’ensemble du spectre lumineux propres aux milieux aquatiques grâce à l’utilisation de photorécepteurs spécialisés, les phytochromes, pour contrôler, en fonction de la profondeur à laquelle ils se trouvent des processus clés pour leur mode vie.
Dans le génome des diatomées
C’est dans le génome d’une algue microscopique, appelée diatomée, Phaeodactylum triconutum, une algue microscopique, que les scientifiques ont détecté des phytochromes.
Grâce à des allers-retours itératifs et innovants entre expériences au laboratoire et études en milieux naturels, les propriétés inattendues du phytochrome de la diatomée ont pu être caractérisées.
Contrairement aux phytochromes des plantes terrestres qui n’intègrent que deux couleurs (rouge et rouge sombre), celui des diatomées intègre toutes les longueurs d’onde du spectre lumineux aquatique. Il fonctionne selon un équilibre dynamique entre longueurs d’onde bleues prédominantes en profondeur, activatrices, et longueurs d’onde rouges présentes en surface, inhibitrices. Par cet équilibre subtil en forme activatrice et forme inhibitrice, ces capteurs photosensibles permettent ainsi aux diatomées pourvues de phytochrome de détecter les changements du spectre lumineux le long de la colonne d’eau, et ainsi, tel un capteur de profondeur, moduler les réponses physiologiques des diatomées selon leur environnement océanique.
L’activité du phytochrome s’adapte à son environnement
En explorant les données issues de la campagne d’échantillonnage de Tara Oceans mises à disposition de la communauté internationale, l’équipe de scientifiques a constaté que seules les diatomées des zones tempérées et polaires possèdent des phytochromes.
Cette découverte basée sur l’étude des milieux naturels donne une perspective éco-évolutive aux expériences de laboratoire révélant que le phytochrome offre un avantage significatif aux diatomées le possédant avec de meilleures performances photosynthétiques en conditions de lumière changeantes.
Tel un « GPS des profondeurs », le phytochrome permet ainsi aux diatomées d’ajuster leur activité photosynthétique et de se préparer à d’éventuels changements, comme cela peut se produire lors des brassages d’eau, un phénomène plus fort dans les régions tempérées et polaires.
Ainsi, ces résultats offrent une meilleure compréhension du rôle de ces capteurs et de l’importance de la photorégulation dans l’environnement marin. Ils permettent aussi de confirmer que le phytoplancton se repère à l’aide de la lumière. Les phytochromes ont un rôle de détection des changements du spectre lumineux dans la colonne d’eau et permettent par exemple » d’informer l’organisme sur sa position dans la colonne d’eau « .
Des études complémentaires seront nécessaires pour approfondir cette découverte et mieux comprendre la capacité d’adaptation aux changements environnementaux du vivant dans l’Océan.
Ce travail est issu d’une collaboration entre le laboratoire de « Biologie du chloroplaste et perception de la lumière chez les microalgues » à l’Institut de Biologie Physico-Chimique (IBPC), pour la caractérisation des nouvelles propriétés et fonctions des phytochromes, l’Institut de Biologie de l’École Normale Supérieure (IBENS), qui coordonne le projet Tara Océan, pour les données de génomique environnementale, et la Stazione Zoologica Anton Dohrn de Naples pour les approches d’océanographie biologique.
Pour le labo de l’IBPC, coordinateur de la recherche, le projet a reçu le soutien de la Fondation Bettencourt Schueller, du Labex Dynamo et un soutien important du CNRS à travers un projet MITI et une bourse de thèse 80PRIME.
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