[Tara Pacific] Premiers résultats d’une expédition hors du commun
Le 27 octobre 2018, plus de deux ans après son départ de Lorient, la goélette Tara retrouvait son port d’attache après avoir sillonné le Pacifique et étudié ses fascinants récifs coralliens. À son bord, plusieurs milliers d’échantillons, récoltés dans l’espoir de mieux comprendre le fonctionnement des récifs coralliens. Cinq ans plus tard, l’équipe scientifique de l’expédition Tara Pacific publie ses premiers résultats dont cinq articles dans la revue de référence mondiale Nature Communications, reconnaissance de l’apport de première importance pour la connaissance des coraux de l’expédition.
Cinq ans d’analyses : le temps de la recherche scientifique
Des milliers d’échantillons à étudier
Si ce temps long séparant la fin de l’expédition de la publication des résultats peut paraître étonnant, il est cependant habituel pour ce genre de travaux scientifiques. Il s’explique pour deux raisons.
En premier lieu, ce qui justifie surtout cette temporalité longue est la quantité de données générées par l’expédition. À leur retour, ce sont des milliers d’échantillons que les chercheurs ont dû trier, puis organiser pour les envoyer dans les différents centres partenaires et mettre en route les analyses. Et bien sûr dans le cas présent, c’est le nombre d’échantillons qui rajoute encore du temps avec par exemple le séquençage de l’équivalent de 50,000 génomes humains complet.
Ensuite, cette durée s’inscrit dans le processus de la publication scientifique, un mécanisme procédurier et long, mais fait pour garantir la rigueur de la publication. La première étape consiste à faire valider les protocoles et la méthodologie utilisés pour la collecte des échantillons ainsi que pour leur analyse. Suite à cela, un auteur principal coordonne la rédaction pour mettre en forme les résultats des analyses. Une fois l’article rédigé, les chercheurs doivent ensuite soumettre leur travail à des revues scientifiques, dont le choix dépend de la portée des résultats. La publication dans une revue comme Nature Communications est ainsi un signe du fort intérêt de la communauté scientifique pour les résultats de l’expédition Tara Pacific, ce journal ayant une reconnaissance importante dans la communauté scientifique (mesurée par le facteur d’impact de la revue, 17 dans le cas de Nature Communications, une valeur très élevée, là où la moyenne se situe autour de 3 -6).
Les consortiums scientifiques : le collectif au cœur des expéditions de la Fondation Tara Océan
Mais ce qui fait la force de ces résultats, c’est la sortie non pas d’un article seul, mais bien dans un premier temps, de 9 articles publiés conjointement avec 5 autres qui suivront très rapidement et dont le processus de révision est presque achevé. Cette unité, c’est également l’ADN qui unit la Fondation Tara Océan et ses partenaires scientifiques. Chaque expédition compose un consortium scientifique, c’est-à-dire un accord de collaboration entre chercheurs de laboratoires du monde entier autour de la thématique de recherche développée.
Notre philosophie d’appel à l’action collective se retrouve ainsi dans le travail de production scientifique du consortium Tara Pacific.
Une meilleure compréhension d’une biodiversité à protéger
Les résultats parus ce jour portent sur trois aspects : la validité des protocoles développés et donc des données collectées pour l’expédition, la compréhension de l’holobionte corallien, soit le corail accompagné de l’ensemble de son microbiome (i.e. micro-organismes et leurs gènes vivant dans l’écosystème corallien), et l’influence de l’environnement sur les récifs.
Une base de données unique au monde et ouverte à tous
Tara Pacific est une aventure hors du commun par son approche pan-écosystémique : on échantillonne l’ensemble des composantes de l’écosystème, du virus aux poissons, et ce sur l’intégralité des ensembles de récifs coralliens du bassin Pacifique. En appliquant à cet écosystème des méthodes d’analyse génétiques, la méthodologie Tara Pacific se rapproche de celle des protocoles dits d’ADN environnemental. Après plusieurs années de validation scientifique des protocoles, les presque 200 scientifiques impliqués dans l’expédition ont consolidé une base de données unique au monde, tant du fait des protocoles appliqués que de sa richesse. Celle-ci regroupe les données de :
- 58 000 échantillons
- 12 193 photographies
- 102 sites
- 32 îles
Au sein de cette base de données, chacun de ces échantillons est annoté du contexte environnemental dans lequel il a été prélevé (informations géospatiales, temporelles et méthodologiques).
Outre l’exhaustivité de ces données, l’aspect essentiel réside dans le fait qu’elles sont désormais en accès ouvert à l’ensemble de la communauté scientifique et représente héritage unique que Tara Pacific partage. La mise en libre accès de ce qu’on peut qualifier de “bibliothèque génétique de l’écosystème corallien”, dès la validation des protocoles, ainsi que le niveau de détails fourni en complément des données brutes la rend utilisable par les chercheurs du monde entier. Cette bibliothèque permet ainsi d’exploiter pleinement le potentiel que ces échantillons portent.
Quinze ans après leur parution, les bases de données de la mission Tara Oceans continuent d’alimenter le travail de recherche de scientifiques du monde entier. Sa richesse est telle que la moitié des articles scientifiques parus et citant cette base de données ont été publiés par des scientifiques extérieurs aux laboratoires partenaires de la Fondation. On peut donc souhaiter le même futur au jeu de données de Tara Pacific, véritable don de l’expédition à la communauté scientifique corallienne mondiale.
Amélioration de la compréhension de la complexité génomique des coraux
En appliquant des protocoles génétiques à la biodiversité microscopique des récifs coralliens, Tara Pacific étudie un pan encore méconnu de ces écosystèmes. Des données analysées, les scientifiques ont extrait de nombreuses clés de compréhension du fonctionnement de l’holobionte corallien.
S’intéressant d’abord à la diversité du microbiome corallien à l’échelle du bassin du Pacifique, les chercheurs ont cherché à savoir si cette diversité du microbiome corallien suivait les gradients déjà observés à l’échelle des espèces coralliennes. En effet, la biodiversité corallienne est maximale autour du « Triangle de Corail », une zone géographique comprenant la Malaisie, l’Indonésie et les Philippines. Cette diversité diminue ensuite au fur et à mesure que l’on se déplace vers l’ouest en direction de la Polynésie française, ou vers le nord en direction du Japon.
À l’inverse, les résultats indiquent que les microbiomes coralliens ne suivent pas le schéma attendu d’une plus grande diversité dans le Pacifique occidental. Il n’y a pas non plus de corrélation significative entre la température de l’eau de mer et la diversité du microbiome.
- Une nouvelle estimation de la biodiversité microbiome mondiale
Alors que le dérèglement climatique menace les récifs coralliens d’une forte perte de biodiversité, l’enjeu de suivi de l’évolution de cette biodiversité est essentiel. Si Tara Pacific ne fournit pas de suivi temporel étant donné que chaque site est échantillonné une seule fois au moment du passage de la goélette, l’expédition a en revanche offert la possibilité d’évaluer la biodiversité microbienne au sein des récifs coralliens du Pacifique avec des récifs plus au moins dégradés par les impacts des activités humaines. Et les résultats sont époustouflants. Les résultats indiquent que les échantillons de Tara Pacific comprennent 2,87 milliards de séquences génétiques, soit environ 25 % de plus que les 2,2 milliards d’échantillons rapportés précédemment par le projet microbiome Terre (Earth Microbiome Project), un projet de cartographie de la diversité du microbiome dans le monde entier. Tara Pacific suggère ainsi que la diversité microbienne de la Terre est très largement sous-estimée.
Les publications se sont également intéressées à une famille de bactéries marines largement répandues et associées à l’hôte corallien, les Endozoicomonadacae. Derrière ce nom peu avenant se cache un organisme essentiel à la survie des coraux. Chaque espèce de corail étudiée s’associe ainsi à des espèces ou des lignées génétiques de bactéries différentes. Tara Pacific a d’ailleurs identifié trois nouvelles espèces. Plus étonnant, alors que plusieurs espèces d’Endozoicomonadacae existent, ces espèces sont ubiquistes, elles se retrouvent sur l’intégralité du bassin Pacifique. Leur répartition dépend ainsi des espèces de coraux présentes. Associées à l’hôte corallien, les bactéries lui fournissent des vitamines, des acides aminés et des protéines. En retour, les bactéries bénéficient également de molécules que sécrète l’hôte. Cette diversité bactérienne surprenante par son ampleur sera à présent à considérer dans un cadre fonctionnel pour mieux comprendre son rôle dans le fonctionnement du corail et ainsi son rôle dans la résistance au réchauffement climatique.
- Des protocoles nouveaux pour mieux comprendre les réponses des coraux au stress
Au-delà des résultats, les publications Tara Pacific valident aussi des protocoles que les chercheurs ont dû développer pour analyser le métabolome des coraux. Le métabolome est l’ensemble des molécules qu’un organisme produit en réalisant son activité métabolique. Il renseigne donc sur le fonctionnement biologique du corail, mais aussi sur son état de santé. Un changement dans le métabolome peut en effet indiquer une perturbation de l’environnement dans lequel se trouve le corail. La bonne compréhension de ces mécanismes biologiques est donc clé pour identifier dans le futur des indicateurs de l’état de santé du corail, à l’image d’un carnet de santé. C’est sur cet aspect que Tara Pacific a contribué : les métabolites (molécules composant le métabolome) sont spécifiques à chaque espèce. Mais surtout, les résultats démontrent une variation dépendante de la température. Ainsi, une hausse de la température provoque un changement de composition du métabolome. Chez les coraux blanchis, une famille de molécules, les glycérolipides, est fortement affectée et présente en quantité très faible.
Explication de l’interaction entre le corail et son environnement
L’utilisation de protocoles génétiques améliore notre capacité à comprendre le fonctionnement de l’holobionte corallien, les espèces présentes, leurs fonctionnements et leurs interactions. Mais la réalisation d’une mission à l’échelle d’un bassin océanique, dans des contextes environnementaux extrêmement variés, a aussi permis d’étudier l’impact de l’environnement sur les coraux.
Un impact de la température sur la morphologie des coraux
La morphologie des coraux est déterminée par deux facteurs : la génétique de l’individu et les conditions environnementales. Plus le facteur génétique est dominant, plus le corail est résistant aux variations de l’environnement. Cette balance génétique / environnement est propre à chaque espèce. Tara Pacific démontre ainsi une influence environnementale plus faible chez les coraux de type Porites, une espèce de coraux massif. A l’inverse, les coraux du genre Pocillopora démontrent une très forte empreinte par les conditions environnementales. Ces découvertes étaient d’ores et déjà constatées sur le terrain, néanmoins, les données de Tara Pacific apportent une précision jamais atteinte et une compréhension fonctionnelle de ces constats.
Vers un vieillissement accéléré des coraux ?
L’étude des télomères de coraux, les extrémités des chromosomes, nous renseigne également sur l’histoire de ces organismes et de leur environnement. Les télomères sont la mémoire du vivant, ils témoignent des facteurs de stress que peuvent subir les coraux. Ils déterminent aussi les programmes de développement ou encore la vulnérabilité à certaines maladies. Des analyses de Tara Pacific ressort un résultat étonnant : la longueur des télomères est fortement déterminée par le contexte environnemental du corail, et notamment par la température. Les espèces ont néanmoins des sensibilités variables, les coraux à courtes durées de vie sont par exemple particulièrement sensibles aux changements de température. Alors que la pérennité des coraux est déjà fortement menacée, ce résultat majeur peut nous interroger quant aux effets potentiels d’une augmentation de la température de surface de l’Océan sur un éventuel vieillissement accéléré de l’ensemble des coraux.
Changer de partenaire pour mieux s’adapter ?
Si certains résultats inquiètent, d’autres laissent espérer une meilleure compréhension de la capacité d’adaptation de certaines espèces. La résistance du récif dépend de la résistance de l’hôte, mais aussi de la composition de son holobionte. Pour s’adapter aux changements de température, certains hôtes coralliens sont ainsi capables de modifier leur composition en symbiotes afin d’accueillir des symbiotes plus résistants aux températures élevées. La fidélité d’un hôte corallien à un symbiote plus vulnérable peut donc être un frein pour sa capacité d’adaptation. Ainsi, Tara Pacific prouve que les coraux de type Pocillopora situés dans les régions plus chaudes montrent déjà des changements dans les symbiotes préférentiels.
Ces premiers résultats en appellent désormais bien d’autres, tant la base de données laisse le champ libre à des sujets de recherches quasi-illimités. S’ils nous apportent déjà une meilleure vision du fonctionnement, les bases de données cachent certainement encore de potentielles réponses aux questions que le changement climatique pose pour la pérennité des récifs.
La Fondation Tara Océan remercie l’ensemble des partenaires ayant rendu cette expédition, et ses résultats, possibles :
Le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL), le Centre Scientifique de Monaco (CSM), l’École Pratique des Hautes Études (EPHE), le Centre National de Séquençage – Genoscope, le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale (Inserm), l’Université Côte d’Azur, l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), Agnès Troublé dite agnès b., Étienne Bourgois, la Commission Océanographique Intergouvernementale de l’UNESCO (UNESCO-IOC), la Fondation Veolia, la Fondation Prince Albert II de Monaco, Région Bretagne, Billerudkorsnas, AmerisourceBergen Company, Lorient Agglomération, Oceans by Disney, L’Oréal, Biotherm, Capgemini Engineering, France Collectivités et le Fonds Français pour l’Environnement Mondial (FFEM).