Résidence artistique à bord de Tara : une cohabitation fructueuse entre artistes et scientifiques
Dès ses premières expéditions, la Fondation Tara Océan a fait de la goélette Tara un laboratoire non seulement scientifique mais également catalyseur de nouvelles idées artistiques. Chaque expédition se veut un regard croisé entre les artistes, les scientifiques et les marins qui, ensemble, observent et ré-écrivent, selon leur sensibilité et leur imagination, la richesse de l’Océan.
Découvrez dans cet article le récit d’exploration de Flora Vincent, scientifique à bord de Tara et Antoine Bertin, artiste en résidence au cours de la mission Microbiomes. Ils ont créé ensemble une performance sonore, un projet immersif où chacun se livre sur son expérience.
Art & Science : L’émotion de la découverte
La Nature est un véritable terrain de jeu pour les artistes et les scientifiques qui se retrouvent autour d’une même aspiration : comprendre et représenter le monde qui nous entoure et qui reste si mystérieux tant il nous dépasse. Alors qui a-t-il de si différent dans la démarche artistique et scientifique ? Récolter des informations comme la température, la salinité, des photographies ou bien des sons, les mettre en relation afin d’en extraire un message qui soit compréhensible pour révéler la beauté ou la fragilité d’un écosystème : et si finalement artistes et scientifiques étaient indissociables ?
Pour Flora Vincent, “les artistes qui viennent sur Tara sont souvent faits du même bois que les scientifiques, marins ou journalistes à bord. Ils sont incroyablement motivé.e.s et en général très curieux de ce qui sort de leur environnement habituel. Les artistes avec qui j’ai eu le plaisir d’embarquer, Maki Okhojima, Tara Pacific (2016-2018) et Antoine Bertin, (mission Microbiomes, 2020-2022) étaient très curieux, je les ai donc embarqués sur mon terrain de jeu favori qui est la biologie.”
Si l’un des objectifs d’une résidence artistique est de “rendre le travail scientifique visible”, cela va beaucoup plus loin comme en témoigne l’expérience d’Antoine et de Flora. Le changement de perspective et de repère est double : l’artiste découvre un monde parallèle qui lui ouvre des voies d’explorations conceptuelles et pratiques, mais le chercheur.se va aussi pouvoir changer de point de vue et aborder ses problématiques scientifiques sous un angle auquel il/elle n’avait pas pensé, de quoi ouvrir de nouvelles dynamiques de recherche !
“D’expérience, ce sont les nombreuses zones d’ombres de “ce que l’on ne sait pas” qui interpellent ; cette part de la biologie que l’on n’explique pas qui plait souvent aux artistes, et aux scientifiques aussi ! Nous avons souvent échangé sur ces aspects là : comment est-il possible qu’on ne sache toujours pas ceci ou cela, à quoi pourrait ressembler la réponse ?”, confie Flora.
Du point de vue de l’artiste, Antoine réalise qu’une résidence artistique permet d’aller au-delà de l’inspiration. “J’ai été très inspiré par les éléments bien sûr, et les manières d’être et de travailler des scientifiques, des marins, et de Marin le correspondant de bord.” Mais à bord ce sont de véritables collaborations qui peuvent se mettre en place. Ces échanges prennent la forme de conversations, d’entraides, de travail scientifique et artistique autour des données recueillies. “La résidence inspire ainsi des idées, des directions, des expérimentations, des esthétiques, des réalisations, et pour moi c’était important que ma démarche de création puisse être autant que possible “utile”.”
La résidence artistique sur Tara permet de créer un premier “cocon” spatio-temporel propice au bouillonnement d’idées, dont le noyau est bien sûr les liens humains qui se tissent entre ses 14 habitants de passage, tous d’horizons variés mais qui finiront par naviguer bord à bord.
De l’idée au projet : une performance sonore
Le projet scientifique de Tara porte de nombreuses valeurs qui tiennent à cœur à Flora en tant que scientifique : la collaboration entre les disciplines et les continents, le désir de partager, de protéger fait aussi naître, une forme d’ambition qui pousse à réaliser des projets scientifiques audacieux à très grandes échelles.
Elle confie, qu’au cours d’un échange sur le pont de Tara avec Antoine, elle est arrivée à la conclusion qu’en tant que scientifique aimant partager la connaissance, elle se sent souvent coincée dans les formats classiques de communication : présentation powerpoint, infographie, vidéo… Mais pour Flora, “On ne partage jamais vraiment les émotions. Alors oui quand on y met du sien, on arrive à transmettre de l’enthousiasme, de la passion dans notre présentation, mais la plupart des formats que je me permets d’utiliser sont toujours assez “formels”.”
Elle avait envie d’une collaboration Art & Science, pas seulement pour partager ses savoirs scientifiques, mais aussi pour explorer de nouvelles directions.
Antoine a quant à lui toujours eu envie de contribuer à la protection de l’Océan et de rejoindre Tara en tant qu’artiste résident, c’était une opportunité pour lui de pouvoir travailler avec une équipe multidisciplinaire. Ils étaient convaincus avec Flora, que leurs disciplines respectives pouvaient se compléter. Pour Antoine, “C’était une chance de pouvoir travailler avec une scientifique comme Flora, qui prend le temps et le soin de sortir des sentiers battus, tout en gardant ses repères scientifiques forts.” Ils ont tissé, ensemble, petit à petit une sorte de processus de création art-science, en dépassant la simple utilisation de la pratique artistique comme outil de vulgarisation. L’objectif de leur projet de collaboration était de passer d’un propos vertical à un échange horizontal.
Une collaboration pour explorer l’inconnu
Antoine et Flora possèdent de nombreux traits communs :
- l’envie d’explorer les territoires inconnus ;
- des temps d’introspection suivi de temps riches en créativité ;
- une communication ouverte et bienveillante.
Ils ont beaucoup échangé. Antoine, l’artiste, a su accompagner Flora, la scientifique : “la bienveillance d’Antoine, était capitale pour moi, car je sortais complètement de ma zone de confort meme si dans une certaine mesure, nos échanges ressemblaient parfois à certaines sessions de brainstorming scientifiques…”
Flora a également beaucoup apporté à Antoine. Elle déborde d’énergie tant lorsqu’elle récolte des données dans des conditions particulières, que dans sa manière de partager des réflexions théoriques. Elle sait inventer de nouvelles manières de travailler en équipe mais aussi s’amuser à spéculer sur des futurs possibles et rigoler: “ ingrédients clefs”, d’après Antoine dans les processus artistiques : “J’ai beaucoup appris de l’approche de Flora. J’ai envie de dire que notre collaboration s’est faite naturellement mais, de mon expérience, beaucoup d’interactions arts et sciences peuvent rester figées sous la forme de réponses artistiques à des questions scientifiques. Comme le dit Flora, sortir de ses zones de confort respectives, avancer sans trop savoir ce que le résultat donnera et développer ce projet véritablement ensemble en fait quelque chose de spécial. Pour ma part, travailler dans le respect d’une rigueur scientifique peut parfois apparaître comme une contrainte créative, mais au final cela m’a permis d’aller plus loin, dans ce qu’il est possible de faire vivre à différents publics.”
D’une méditation artistique à un outil de médiation
D’un point de vue technique, l’inspiration est venue d’une séance de méditation avec comme point de départ : la respiration, pour cheminer doucement vers une introspection ancrée dans le temps présent. Le format sonore est un bon vecteur pour transmettre ces émotions en focalisant son attention sur un sens l’ouïe. “Mais c’est aussi totalement une médiation, car nous délivrons du contenu scientifique rigoureux, un peu romancé certes, mais fidèle à la réalité.” nous explique Flora. Cette performance sonore invite également à une connexion plus intime, personnelle, spirituelle même, autour d’un sujet essentiel : notre lien entre le phytoplancton et la vie.
Pourquoi la scientifique a-t-elle été séduite par la médiation sonore ?
“Je suis une grande adepte de méditation depuis 7 ans… Quand je me balade dans la nature, ou que je nage dans la mer, il m’arrive souvent de m’arrêter et simplement écouter. Fermer les yeux permet de laisser son imagination faire le travail, il y a quelque chose de très poétique !” confie Flora.
Flora appréhendait de passer d’une pratique scientifique à une expression artistique. “J’avais peur ! Peur que ça fasse un flop total, que ça ne soit pas assez poussé scientifiquement, ou pas assez original artistiquement.” Antoine a su être déterminant en rassurant dès le départ Flora sur la collaboration : “C’est lui l’artiste, il sait ce qu’il fait, je lui fais confiance”.
Ils ont pu mettre en scène leur performance sonore pour la première fois lors de l’événement organisé pour le retour de la goélette Tara à Lorient dans le cadre de la fin de la mission Microbiomes. Une centaine de personnes ont pu partager ce moment intime entre l’artiste et la scientifique.
C’était un vrai challenge pour Flora car elle avait l’impression d’être mise “à nue” : “Autant, je n’ai aucun problème à parler de science devant 500 personnes, mais créer une relation intime avec 100 personnes était vraiment un défi. Je me suis accrochée au regard d’Antoine !” Finalement, les retours positifs sur cette collaboration ont conforté Flora sur la vraie interdisciplinarité de leur projet et son intérêt pour le public.
Pourquoi l’artiste sonore a-t-il souhaité mettre en lumière le récit scientifique ?
En tant qu’artiste, il y a je trouve quelque chose de paradoxal dans la science : “Toucher du doigt les mystères vertigineux de l’univers, tout en travaillant dans une forme de rigueur, d’objectivité, de sang froid.” Néanmoins, il a constaté que la science peut prendre des formes moins protocolaires, plus amusantes, ce sérieux du processus scientifique déborde souvent sur l’image que peut en avoir le public. En réalité, il n’y a pas de célébration à la découverte d’une étoile, ni de cris de joie à la découverte d’une nouvelle espèce! D’après Antoine, “on devrait pouvoir vivre la Science de manière plus intense, ensemble, en particulier dans le contexte d’une crise climatique qui s’accélère. C’est le rôle des activistes et des artistes, avec les scientifiques, de faire résonner la Science plus fort que l’inaction climatique et la désinformation.”
Alors ensemble avec Flora, ils se sont mis au défi, pour créer un dialogue entre son et science. L’écoute, les technologies acoustiques, au même titre que l’optique (un télescope ou un microscope), sont des outils pour explorer l’univers qui transforment notre rapport au vivant. Ce dialogue entre son et science est tout ce qu’il y a de plus naturel !
Immersion : du projet à la réalisation artistique et sonore
Le spectateur vit en live une véritable chasse au bloom* grâce aux sons déployés par Antoine autour de la voix de Flora à la manière d’une composition radiophonique. Bercé par des images méditatives d’eau en mouvement, l’auditeur s’en remet au pouvoir de la voix pour plonger dans le récit : “J’illustre son récit, nous explique Antoine, partir d’enregistrements capturés pendant la mission Microbiomes, de compositions modulées en direct à partir de données collectées par l’équipe scientifique, pour à l’arrivée, créer un moment cinématographique vivant.” Certains des enregistrements et des textures sont des souvenirs forts de science et d’humanité passés à bord. Ils viennent de ce fait influencer Flora dans sa manière de raconter : la soutenir, la déranger, nous faire rire. L’idée est d’embarquer le public à bord, avec eux, afin qu’ils puissent eux/elles aussi intercaler leur vécu entre les mots, les sons, les textures musicales : “C’est en cela que je trouve cette collaboration sur scène pertinente : chaque performance peut être différente à mesure que public, scientifique et artiste revivent l’aventure folle de la chasse au bloom de coccolithophores. En somme, la convolution (deux signaux qui dépendent du temps et qui en renvoie un nouveau.) de la science et du son permet de créer des connexions profondes entre coccolithophores et humains !”.
La science est souvent vécue comme statique. Mais ici, le récit palpitant, l’excitation de la découverte, permet de structurer la performance avec des rebondissements qui transmettent aux spectateurs l’émotion ressentie en touchant au but de la quête de données !
L’Océan source d’inspiration
Un monde invisible à imaginer…
L’Océan inspire le scientifique et l’artiste. La mise en scène du peuple invisible de l’Océan par une performance uniquement sonore entretient elle volontairement l’imagination de l’ invisible à l’œil nu ?
Flora et Antoine ont souhaité un format sonore épuré pour ne pas saturer les sens et faire travailler l’imagination du public. Toutefois, la performance est, en un sens, très visuelle : ils se passent des choses sur scène et les paysages sonores créent des images mentales vives dans l’esprit de chacun. Le son permet de mieux voir et d’imaginer les coccolithophores. Plus profondément que des images qui fixent une version de la réalité : “Nous voulions laisser de la place aux auditeurs pour méditer sur le sujet, d’y mettre leur grain de sel, en ne les bombardant pas d’informations dans tous les sens ».
… pour mieux le décrypter
Le but de cette performance sonore était d’une part, de partager la démarche scientifique qui peut être exaltante mais aussi la perspective plus globale de notre relation au plancton, et donc, de notre relation au vivant. La recherche en biologie fondamentale a de sublime qu’elle s’intéresse à un processus qui nous touche tous : la vie ! À travers le récit, il y a évidemment de la joie, de l’impatience, du stress, mais je voulais aussi faire prendre conscience à quel point nous sommes tous, tout-petits : “Je ressens ça au quotidien: en regardant des images satellites de bloom vu de l’espace, en regardant des planctons sous le microscope, en explorant la diversité des formes et comportements de ces êtres microscopiques. L’humanité n’est là qu’en transit…” confie Flora.
En proposant ce travail artistique, Antoine avait pour ambition de créer un lien entre le public et le phytoplancton. “C’est important de connaître l’existence de ces micros-êtres, et ensuite? Je garde un souvenir fort de l’amour des scientifiques pour ces micro-organismes : ils.elles ne l’exprimeraient pas en ces termes bien-sûr, mais en pratique ils.elles pensent à eux tous les jours, toute leur vie. Existe-t-il un lien écologique plus fort que de ressentir que nos vies seraient impossibles sans ces micro-organismes? C’est mon privilège en tant qu’artiste de pouvoir prendre comme point de départ, comme vérité, et non comme hypothèse à démontrer, que ces êtres vivants, qui sont là depuis bien plus longtemps que nous, sont intelligents. Ils discutent de ce que signifie leur place dans le monde et en savent beaucoup plus que nous sur nous-mêmes et l’univers que nous n’osions encore imaginer. C’est cette intuition et ce vertige, tout aussi scientifique qu’artistique, que j’espère cette performance capable de transmettre, ou au moins de micro-transmettre !”
*C’est un processus de concentration rapide des cellules phytoplanctoniques (planctons végétaux) dans une masse d’eau. Les blooms apparaissent à différents endroits sur la planète lorsqu’il y a des conditions favorables.
Récits de Flora VINCENT, directrice de laboratoire à l’EMBL & Antoine BERTIN, artiste en résidence sur Tara au cours de la mission Microbiomes.
La Fondation Tara Océan porte des résidences artistiques depuis ses débuts. Déjà plus de 50 artistes se sont succédés à bord.
L’appel à candidature pour la nouvelle expédition est en cours !
Art & Science, l’émotion de la découverte
Découvrez les artistes passés en résidence à bord de Tara