Printemps océanique : le journal de bord d’Antoine Bertin, artiste sonore

En m’embarquant sur Tara, j’ai trois certitudes et une intuition :

  1. L’équipe est en route pour observer la dynamique du bloom et comprendre cette effloraison saisonnière du phytoplancton.
  2. Je n’ai pas oublié de prendre des chaussettes.
  3. J’ai pris beaucoup trop de câbles audio et risque de passer le mois prochain emmêlé dedans.
  4. Je n’ai quasiment aucune chance de réussir à capturer les voix de ces êtres microscopiques avec mes précieux microphones.

Un bateau est un morceau de civilisation bien trop bruyant pour espérer gommer sa présence macroscopique à  l’enregistrement. Ça parle, ça craque, ça résonne, nous sommes des ambassadeurs de la mécanique au milieu de l’océan Atlantique. Je vais devoir utiliser les données collectées par Flora, Guillaume, Conny, Michel, Morgane, Riccardo et les transformer en musique afin d’entrer en contact avec les coccolitophores.

Hydrophone d'Antoine Bertin, artiste en résidence sur Tara
Hydrophone © Antoine Bertin
Artiste en résidence sur Tara : Antoine Bertin
© Marin le Roux – polaRYSE

Bio-illuminer les sens

Nous sommes au large de Buenos Aires, le premier soir de la navigation. La nuit est noire, c’est la nouvelle lune, nous avons laissé la présence lumineuse de la ville loin derrière. Nous voguons dans l’espace intersidérale, quand le mouvement du bateau commence à produire sa propre lumière. Dans le ressac, le plancton luminescent  réagit à notre passage. Sans doute affolé par notre possible statut de prédateur, il flashe chaque vague probablement pour nous aveugler, ou dans l’espoir d’attirer un prédateur plus gros qui détournera la course de notre bateau. Une autre hypothèse est séduisante : Et si le plancton cherchait à communiquer en nous envoyant des messages sous formes de constellations lumineuses ? Plus bas, des bancs de poissons font de même. Hypnotiques, les masses d’écailles soudain réfléchissantes planent dans la profondeur, révélé par Noctiluca Scintillans (d’après Riccardo qui
connait bien la région) aussi surement qu’un rayon x.

Cette nuit passée dans l’espace planctonique sidéral inspirera à elle seule une série d’expérimentations dont vous pouvez voir un extrait ci-dessous. Je me demande quelle expérience les micro-organismes océaniques font du rythme de la lumière des astres dans laquelle ils baignent. Comme le plancton, Tara flotte aussi. Et à chaque étape de navigation, je filme au ralenti l’alternance de 0 et de 1 que forme les vagues avec la lumière du soleil, comme pour y trouver un code naturel caché.

Glint

Fascination à bord de Tara

Écouter

Les cordages sont partout. Et leur nom résonne familièrement pour un artiste sonore : « les écoutes ». Je passe mon temps à les observer. Multicolores, elles filent le long du gréement, tournent à chaque articulation du voilier. Entre les mains de Sam, Carole, Nico, Alain, Mat et Léo, Tara devient une gigantesque marionnette.  J’aime l’idée qu’elles permettent d’écouter le vent et au long de l’expédition de tisser des liens avec les êtres vivants qui nous entourent. Je tâche petit à petit de mémoriser quel bout se connecte à quoi et de me rendre de moins en moins inutile à  la navigation. Il me faudra plusieurs jours et toute la bienveillance de l’équipe pour inventer mon rôle d’artiste à bord. Entre beauté de ne servir à rien et possibilité de servir à tout. 

Œuvre d'Antoine Bertin : photo de cordage sur Tara
© Antoine Bertin
Œuvre d'Antoine Bertin : photo de cordage sur Tara
© Antoine Bertin
Œuvre d'Antoine Bertin : photo de cordage sur Tara
© Antoine Bertin
Œuvre d'Antoine Bertin : photo de cordage sur Tara
© Antoine Bertin

Apparition sonore

Nous arrivons aux abords de la première station de prélèvement. C’est un moment de suspense, car les premiers échantillons vont nous dire si nous nous trouvons en effet dans un bloom de coccolitophores. Je découvre à cette occasion le son de l’appareil qui permet de mesurer la densité de micro-organismes dans une goutte d’eau. Un arpège. La musique est déjà là. Je découvre un répertoire musical caché un peu partout dans le bateau, celui de l’équipement scientifique. Je me mets en quête d’enregistrer les moindres détails ; équipé d’un microphone qui permet de capturer les champs magnétiques produits par les appareils de mesure. La composition ci-dessous, construite autour de cet enregistrement, est une première méditation sonore sur la première goutte d’eau prélevée à bord et qui contient un univers.

Méditation Sonore Cytométrique

Considérations métabolites

J’enregistre des discussions avec chacun des membres de l’équipe. Sur le pont quand il fait beau, dans la cabine de pilotage lors des quarts de nuit, dans les laboratoires répartis partout sur le bateau. L’interview devient un pop-up confessionnal scientifique, une bulle acoustique éphémère dans laquelle sculpter de nouvelles perspectives ou confier avoir mangé tout le chocolat caché dans les différents coffres du bateau (sous les appareils scientifiques). C’est au cours d’une de ces conversations que j’apprends l’existence des métabolites. Des mots chimiques que les coccolitophores s’échangent pour converser. Que se racontent-ils ? Parlent-ils de la manière dont la lumière se reflètent à la surface de l’eau comme 1000 soleils ? Ou commentent-ils les conversations des dauphins qui se regroupent une fois par semaine environ  à la proue de Tara ? On me raconte que la structure d’une de ces métabolites ressemble trait pour trait à la psilocybine. Les dauphins, qui comme nous sont dotés de récepteurs à cet hallucinogène, pourraient donc en traversant le bloom faire une expérience psychédélique de l’Océan. J’entreprends de réaliser une composition sonore inspirée des métabolites qui nous permettent d’écouter leurs conversations sur la structure de l’univers et sous l’influence de LSD marin. 

Parfum terrestre

Après 25 jours de mer, les équipements de la passerelle indiquent la Terre. Je plisse les yeux de temps en temps pour voir émerger cette pointe de la Patagonie où nous allons jeter l’ancre pour fêter Noël. Mais je me trompe de sens. Je respire la terre avant même de la voir. Le parfum des pins envahit déjà nos narines quand nos rétines cherchent encore la forêt. À petite vitesse, nous avançons dans la fragrance réconfortante de la terre ferme. D’abord bousculé par le mal de mer les premiers jours, j’avais trouvé mes marques sur le bateau, me voici surpris d’être joyeux à  l’approche de la terre ferme. 

Noël en Patagonie
© Antoine Bertin

J’ai passé le meilleur noël de ma vie sur Tara. Loin des magasins, nous nous sommes fabriqués des cadeaux avec les moyens du bord. J’ai reçu une incroyable musique, plus belle que tout ce que j’aurai pu composer à bord. Un concert élaboré à partir de sons produits par les membres de l’équipage au cours l’expédition. Je vous laisse découvrir la partition :

Cadeau de noël reçu par Antoine
© Antoine Bertin

Ah oui et j’ai aussi reçu une manille ré-employée en repose-couteau, comment imaginer un noël plus beau ?

Merci Tara.

Quelques heures plus tard, c’est la fin de l’expédition. Nous quittons la baie de Buen Suceso pour rejoindre Ushuaia. Juste avant de partir tout l’équipage se retrouve sur le pont pour écouter une orchestration live de données collectées par Tara. Sam à l’accordéon joue une partition dont les notes représentent la profondeur de la sonde
qui mesure la lumière dispersée par les coccolitophores. Plus les notes sont basses, plus la profondeur est grande. L’intensité de cette lumière en fonction de la profondeur est jouée par Nico, au piano. Plus hautes sont les notes du piano, plus il y a de lumière réfléchie, et donc de coccolitophores. Ces mélodies venues des profondeurs nous accompagnent jusqu’à la terre ferme.

Par Antoine Bertin

Depth Profile

Live à bord de Tara

Partager cet article