Le paradoxe du plancton : une coopération inédite entre bactéries dans l’Océan
Une équipe de chercheurs du CNRS, dirigée par Samuel Chaffron, a développé une modélisation à partir des données de l'expédition Tara Oceans (2009-2013) pour tenter d'expliquer le paradoxe du plancton : des microorganismes d'une diversité étonnante qui devraient être en compétition, collaborent dans l'Océan. Publication parue dans Nature Communications le 28 mars 2024.
Mieux comprendre la diversité du plancton grâce aux données de l’expédition Tara Oceans
On observe une très grande diversité de plancton à la surface de l’Océan malgré des ressources en nutriments limitées, pour lesquelles ces organismes sont en compétition permanente. C’est le paradoxe du plancton décrit par l’écologiste George E. Hutchinson en 1961.
Une équipe de chercheurs, dirigée par Samuel Chaffron, Chargé de recherche au CNRS, s’est donc questionnée : Est-ce que les interactions écologiques au niveau moléculaire, notamment les échanges de certains métabolites*, peuvent-elles en partie expliquer ce paradoxe ?
Cette étude a été réalisée à partir des données de l’expédition Tara Oceans. De 2009 à 2013, Tara a sillonné l’Océan mondial, y compris l’Arctique, pour étudier le plancton.
Pourquoi avoir choisi de travailler sur ces données ? Car elles représentent une référence pour les chercheurs. En effet, elles ont permis de cartographier, pour la première fois la diversité génomique du plancton marin à l’échelle du globe.
Samuel Chaffron et son équipe se sont donc appuyés sur ces informations pour :
- Identifier les espèces présentes dans les zones étudiées ;
- Comprendre pourquoi et comment elles interagissent.
Données de génomique environnementale (ou métagénomique) quésaco ?
Cette étude utilise des données de génomique environnementale (ou métagénomique). Cette méthode est née il y a tout juste 20 ans et a révolutionné notre connaissance et compréhension des écosystèmes microbiens. En effet, elle permet d’accéder avec précision à la diversité des espèces en présence, mais aussi aux fonctions moléculaires portées par celles-ci.
Pour générer des données métagénomiques, il est nécessaire d’échantillonner les différents bassins océaniques. C’est grâce à des expéditions scientifiques, comme celles effectuées à bord de la goélette Tara, que ce type d’échantillonnages existe. De nombreuses campagnes océanographiques ont précédemment effectué ce même genre de prélèvements. Toutefois, Tara, en collaboration avec des laboratoires partenaires, a étendu ces prélèvements de façon standardisée à l’échelle de la planète, et aussi pour toutes les tailles d’organismes planctoniques marins. Depuis plusieurs années, les informations récoltées à bord de la goélette alimentent la plus grande base de données sur le plancton, librement accessible par toutes les équipes de recherches du monde entier.
La modélisation développée dans cette étude utilise des données écologiques et métaboliques :
- Les informations écologiques incluent des critères au sujet de l’environnement physique et biologique (l’air – notamment les gaz à effet de serre – l’eau, le sol, la flore et la faune, les habitats,l’énergie, le bruit, les déchets et autres contaminants, les cultures, etc.)
Les informations écologiques utilisées dans cette modélisation correspondent aux associations biotiques (qui co-existe avec qui ?) et aux conditions physico-chimiques (abiotiques) dans lesquelles on retrouve ces associations entre espèces.
- Les informations métaboliques font référence aux processus chimiques et physiques qui se déroulent au sein des organismes pour maintenir la vie. Elles permettent de comprendre comment les cellules et les organismes obtiennent et utilisent l’énergie, et comment ils produisent les éléments nécessaires à leur fonctionnement.
Les informations métaboliques utilisées dans l’étude correspondent aux cartes métaboliques reconstruites pour chacune des espèces pour lesquelles on disposait d’un génome, le plus souvent reconstruit à partir des données métagénomiques. Ces cartes représentent l’ensemble des réactions chimiques possibles au sein d’un organisme, catalysées par des enzymes (qui sont des protéines) spécifiques à chaque réaction. Elles permettent donc aussi d’identifier quelles molécules sont consommées et produites par un organisme donné.
Des interactions bactériennes essentielles pour la planète : les grandes découvertes de cette étude
Les microorganismes marins forment des réseaux complexes et dynamiques. En interagissant entre eux, ils jouent un rôle écologique essentiel pour la planète (fixation du carbone, production d’oxygène, premiers maillons de la chaîne alimentaire).
1- Échanges de vitamines entre différentes bactéries de la zone épipélagique
Différents organismes planctoniques, tels que les protistes ou les organismes multi-cellulaires sont capables de coopérer. Pourtant, à ce jour, très peu d’exemples de coopération, de symbiose, ou d’interactions métaboliques sont connus.
L’équipe scientifique s’est donc focalisée sur les bactéries, parce qu’elles sont aussi capables de coopérer. Par exemple, elles produisent de la vitamine B12, essentielle à certaines espèces phytoplanctoniques majeures, comme les diatomées. Mais également parce que techniquement, leur métabolisme global et leur carte métabolique sont les mieux caractérisés à ce jour.
Dans cette première étude, les chercheurs se sont limités à la zone épipélagique (zone superficielle entre 0 à 200 mètres de profondeur, hors zones polaires) car c’est là que les données de l’expédition Tara Oceans sont les plus nombreuses.
“Grâce aux prédictions de nos modèles informatiques, nous avons mis en évidence de nombreuses interactions métaboliques potentielles entre les bactéries marines de surface. Les interactions les plus fréquemment prédites correspondent à des échanges de vitamines B (B1 et B6, notamment) mais aussi d’acides aminés particuliers (comme l’arginine et la glutamine),” explique Samuel Chaffron.
Cette équipe de recherche va poursuivre son analyse et s’intéresser par la suite aux régions polaires et à la zone mésopélagique (entre 200 à 1 000 mètres de profondeur), qui sont des environnements et écosystèmes très différents.
“J’ai eu la chance de participer à la collecte de ces données durant l’expédition Tara Oceans Polar Circle en 2013. Je garde un souvenir inoubliable de cette étape de 4 semaines entre Lorient (France) et Tromso (Norvège) avec une escale aux îles Féroé. Pour cette étude nous n’avons pas utilisé les données “Arctique”, mais c’est justement la prochaine étape de notre travail ! ” confie Samuel.
2- Température, lumière et nutriments : des facteurs environnementaux influençant la coopération bactérienne
La présence de rayons lumineux et de nutriments disponibles dans une zone influence fortement la façon dont les communautés bactériennes interagissent. Par exemple, dans des régions pauvres en nutriments, on s’attend à une capacité plus grande des bactéries à coopérer.
“Dans cette étude nous n’avons pas directement mis en relation les interactions prédites et les facteurs environnementaux, mais nous avons pu mettre en évidence les facteurs associés à l’abondance et à l’activité globale des communautés bactériennes de surface. La température et la lumière sont, en effet, fortement associées à leur composition, et leur activité est aussi largement influencée par la concentration en nutriments (en phosphate notamment) et en micronutriments, comme le fer, co-facteur essentiel pour certaines réactions métaboliques” confie Samuel.
3- Le génome : réelle carte d’identité de chaque organisme, reflet des mécanismes d’adaptation
Cette étude a permis de comprendre la corrélation entre la présence de certains gènes bactériens et l’environnement dans lequel l’organisme vit. Ainsi, certaines parties du génome d’une communauté de microorganismes seront spécifiques à son lieu de vie. Si une zone de l’Océan est pauvre en nutriments, il sera possible de lire cette caractéristique dans le génome des espèces présentes (réelle carte d’identité de chaque organisme).
Les chercheurs prédisent qu’il existe dans l’Océan certains échanges de molécules complexes et coûteuses à synthétiser. Néanmoins, des études sont encore en cours pour valider en laboratoire certains questionnements utiles en termes d’évolution :
- Quels sont précisément les éléments échangés (vitamines, acides aminés, etc.) ?
- Comment ces échanges s’établissent-ils ?
- Comment se maintiennent-ils dans l’environnement, dans une zone précise et dans la durée, et par quel mécanisme ?
4- Corrélation entre tailles des génomes, adaptation des espèces à leur environnement, et coopération entre espèces
Il faut savoir qu’un organisme ayant un génome de petite taille est en général plus adapté à un écosystème particulier.
L’étude démontre que les bactéries échantillonnées dans le milieu naturel ont des génomes plus petits que celles cultivées en laboratoire.
“En effet, la taille des génomes reconstruits à partir des métagénomes des prélèvements issus de l’expédition Tara Oceans est en général plus petite. Cela implique nécessairement que les espèces caractérisées sont plus spécialisées et mieux adaptées à des conditions spécifiques, mais aussi moins résilientes à des changements drastiques de leur environnement” confie Samuel.
Ainsi, les espèces ayant des génomes plus petits sont probablement moins adaptables et moins résistantes à des changements environnementaux. Cela peut donc avoir des conséquences drastiques sur ces communautés dans un contexte de changement climatique.
La taille du génome a son importance dans le milieu naturel ! Les espèces qui ont un plus petit génome dépendent davantage des autres organismes. La coopération entre espèces pourrait donc être plus abondante au sein de ces communautés.
“C’est en effet ce qui semble émerger de nos résultats. Nous avons observé que les espèces disposant de génomes plus gros sont souvent centrales dans le réseau d’associations écologiques, et entourées d’espèces avec de plus petits génomes, probablement dépendantes de leurs grandes sœurs ! Entretenir un plus petit génome est moins coûteux en enrgie et permet de se reproduire plus rapidement, mais cela peut aussi être préjudiciable en cas de changements environnementaux drastiques…”
Les différentes découvertes mises en avant dans cette étude permettent de mieux comprendre le fonctionnement des microorganismes dans l’Océan, en particulier le fonctionnement des bactéries marines. Elles jouent un rôle crucial dans les écosystèmes marins, étant à la base de la chaîne alimentaire océanique, en recyclant les nutriments, à l’image de ce que font les arbres et les plantes sur terre.
Le Vivant possède une réelle capacité d’adaptation et de coopération. Mieux le comprendre permet de mieux le protéger !
Article rédigé à partir d’une interview de Samuel Chaffron, Chargé de recherche au CNRS.
*composés organiques