Tara Pacific : Vers une nouvelle compréhension des récifs coralliens, sentinelles du changement climatique
Les récifs coralliens, essentiels à la bonne santé de l’Océan et aux sociétés humaines, sont fortement menacés par le changement climatique et les pollutions. Pendant deux ans, la goélette Tara a ausculté ces écosystèmes pour mieux comprendre leur déclin. En repensant notre manière de les étudier, l’expédition Tara Pacific apporte un regard nouveau sur des récifs qui fascinent depuis des centaines d’années.
Qu’est ce que le corail ?
Le corail : animal, végétal, minéral ?
En observant un corail sur un récif, on n’observe ni un animal, ni une algue, ni une roche, mais bien les trois. En effet, un corail est une colonie d’animaux fixés sur leur squelette calcaire, abritant dans ses tissus des micro-algues qui leurs confèrent ces couleurs éclatantes. Ces animaux, appelés polypes, sont de minuscules anémones dotées d’un corps et de tentacules entourant leur “bouche”. Les polypes bâtissent à leur base un squelette calcaire qu’ils partagent avec l’ensemble de la colonie. Ce qui paraît être un organisme unique est donc en réalité un squelette bâti par des milliers de polypes !
Un modèle de symbiose
Les polypes présentent également la particularité de ne pas pouvoir se nourrir seuls : ce que leurs tentacules leur permettent de capturer ne suffit pas à leur survie. Au fil de l’évolution, ils se sont donc associés avec des micro-algues, les zooxanthelles, qui vivent désormais fixées dans les tissus des polypes. Elles y bénéficient d’un support abrité et exposé à la lumière du soleil, ainsi que du CO2 et des déchets relâchés par les polypes, deux éléments nécessaires à la photosynthèse. Le polype quant à lui utilise l’oxygène et les molécules énergétiques, notamment des glucides, produites par les zooxanthelles. Cette interaction est une symbiose : chacun des deux organismes, polype et zooxanthelle, est essentiel à la survie de l’autre.
Cette relation entre ces deux organismes a ainsi édifié sur les côtes et autour des îles de véritables oasis de vie, à la biodiversité foisonnante et à la productivité biologique impressionnante, cela sur l’ensemble de la zone intertropicale des différents bassins océaniques. La construction de ces écosystèmes s’expliquent aussi par d’autres facteurs. Le principal est nommé en anglais “Island mass effect”. Il désigne le fait que les courants marins profonds sont affectés par la présence des îles, induisant des remontées d’eaux profondes riches en nutriments, à l’instar des upwellings. De plus, les éléments minéraux que l’on trouve dans les terres émergées sont entraînés régulièrement vers l’Océan par les pluies et enrichissent également les abords de l’île en nutriments et en sels minéraux. Ces nutriments profitent au plancton végétal et donc à l’ensemble de la chaîne alimentaire. La combinaison de ce phénomène avec la présence de récifs coralliens explique la grande richesse de ces écosystèmes et leur répartition sur l’ensemble de la planète.
Un écosystème essentiel à la vie marine, insulaire et humaine
Quels sont les rôles des coraux ?
Les récifs coralliens couvrent moins de 0,2% de la surface de l’Océan. Sur une surface si infime, ils abritent plus de 30% des espèces marines connues à ce jour. Sur 1 km2 de récifs coralliens se trouve autant de biodiversité macroscopique que dans l’ensemble de la France métropolitaine.
Les récifs sont de véritables oasis de vie et jouent de nombreux rôles clés pour l’écosystème. Ces constructions millénaires sont les barrières mécaniques qui protègent les côtes et les îles de la force des vagues et donc de l’érosion (selon le sixième rapport d’évaluation du Groupement Intergouvernemental d’Experts sur le Climat, certains récifs coralliens absorbent jusqu’à 97% de l’énergie d’une vague). Leurs anfractuosités sont de plus des abris pour de nombreuses espèces qui s’y protègent des prédateurs, notamment lors de leurs premières phases de développement. Les récifs sont ainsi la nurserie dont dépendent de nombreuses populations de poissons océaniques.
Des écosystèmes intimement liés aux communautés humaines
Cette richesse unique des récifs coralliens est intrinsèquement liée à la subsistance de nombreuses sociétés humaines. Dans le monde, plus de 500 millions de personnes dépendent directement de la survie des récifs coralliens. Tourisme, pêche, protection du littoral, ou encore intérêts médicaux : les coraux sont l’un des écosystèmes les plus précieux de la planète.
En 2016, l’Initiative Française pour les Récifs Coralliens (IFRECOR) a chiffré la valeur de ces services rendus à la population par les écosystèmes coralliens situés dans les eaux françaises à 1,3 milliards d’euros par an, soit près de 2% du PIB du pays. Les territoires d’Outre-Mers français abritent près de 10% des récifs coralliens du globe. Ce chiffre exorbitant peut varier selon les méthodologies et traduit une vision très utilitariste de la nature, mais a le mérite de mettre en valeur l’importance capitale de ces écosystèmes.
Cette importance vitale des récifs coralliens pour certaines sociétés humaines fait de leur compréhension et de leur conservation des enjeux prioritaires.
Les coraux, indicateurs du changement climatique et des pressions humaines
Des organismes sensibles aux changements globaux…
Les émissions de gaz à effet de serre liées aux activités humaines sur l’ensemble de la planète ont des conséquences délétères sur les récifs coralliens.
En particulier, l’augmentation de la concentration en CO2 dans l’atmosphère dissout d’importantes quantités d’acide carbonique dans l’Océan. Or, le squelette des coraux est essentiellement composé de calcaire, un matériau qui se dissout dans les milieux acides. L’acidification de l’Océan fragilise ainsi les squelettes des coraux.
Surtout, l’effet de serre, qui provoque l’augmentation de la température du globe, induit de fait l’augmentation de la température de surface de l’Océan. Au-delà de l’acidification, le changement de température menace ainsi de manière bien plus rapide le devenir des coraux.
Le corail, ou plutôt l’équilibre de sa symbiose, est en effet extrêmement fragile. Une hausse de la température de l’Océan, même limitée à un simple degré celsius, peut entraîner la mort d’un récif en quelques jours. Stressés par la chaleur, l’algue se sépare de l’hôte corallien. Les zooxanthelles se séparent de l’hôte corallien, selon un mécanisme que les scientifiques cherchent encore à expliquer. Privés de leur symbiote, source majeure de nutriments et à l’origine de leur couleur chatoyante, les coraux blanchissent et dépérissent. Si l’élévation de la température se prolonge sur 2 à 3 semaines, la séparation devient irréversible et le polype finit par mourir. On parle alors du phénomène de “blanchissement”.
En outre, l’augmentation de la température globale, et donc de celle de l’Océan, provoque une élévation du niveau de la mer en raison de la dilatation de l’eau par la chaleur. Les récifs coralliens, originellement implantés à une profondeur optimale à chaque espèce, se retrouvent ainsi approfondis et éloignés de la source de lumière nécessaire à la photosynthèse des zooxanthelles. Caractérisés par leur vitesse de croissance extrêmement lente, quelques centimètres par an, la question se pose désormais de savoir si les récifs coralliens pousseront suffisamment vite pour compenser la hausse du niveau de la mer.
L’augmentation de la température de surface de l’Océan ainsi que la multiplication des vagues de chaleur, additionnés à l’acidification des eaux, font donc peser sur les coraux une menace qui, au vue des tendances actuelles, les condamne presque intégralement d’ici la fin du siècle : selon le GIEC, un réchauffement de 2°C du climat global pourrait ainsi faire disparaître plus de 99% des récifs coralliens d’eaux chaudes d’ici la fin du siècle.
… Et menacés par les pressions anthropiques locales
A ces changements globaux se superposent les nombreuses pressions caractéristiques des activités humaines côtières. Densément peuplées ou exploitées, les zones littorales et l’ensemble du bassin versant en amont déversent dans l’Océan les déchets industriels, chimiques, phytosanitaires et urbains. Ces composés peuvent être directement toxiques pour les coraux, ou favoriser la prolifération d’organismes en concurrence directe avec les coraux pour l’utilisation de l’espace et de la lumière. C’est le cas de certains fertilisants agricoles qui provoquent des explosions algales, ou “blooms”, asphyxiant les récifs.
Les pressions pèsent également sur le récif lui-même : surpêche pour l’alimentation et l’exportation d’espèces exotiques pour les aquariums, pratiques destructrices, exploitation de la roche corallienne, expansion urbaine, tourisme de masse, etc. Ces menaces se multiplient et s’additionnent, faisant des récifs coralliens un des écosystèmes les plus fragiles et un des plus exposés aux pressions anthropiques de la planète.
Le patrimoine corallien est essentiel tant sur le plan écologique qu’économique. C’est en raison de cette importance majeure, pour l’Humanité comme pour la biodiversité, que la Fondation Tara Océan a décidé d’y consacrer une expédition unique, capable de répondre aux défis que posent l’évolution de ces écosystèmes : comprendre leur fonctionnement, anticiper les bouleversements environnementaux à l’œuvre et éclairer les décisions politiques afin de changer notre rapport à l’Océan dont nous dépendons.
Tara Pacific, mieux comprendre les coraux pour limiter les impacts des activités humaines
Le Pacifique abrite 40% des coraux de la planète et présente un gradient de diversité important. L’Asie du Sud-Est abrite notamment le « Triangle de corail », un endroit du globe où la biodiversité des récifs est à son paroxysme. Si ces écosystèmes fascinent depuis des décennies, les efforts considérables de recherche ne nous avaient révélé que la surface de leur profonde complexité.
Une expédition scientifique inédite
À la suite de dizaines d’années de recherche sur les récifs coralliens, Tara Pacific (2016-2018) a ainsi révolutionné la manière de les étudier. En considérant l’intégralité de ses composantes, des plus microscopiques (néanmoins fondamentales) aux plus visibles et familières, les scientifiques embarqués sur la goélette ont observé ces écosystèmes par un prisme nouveau. Cette approche écosystémique sans précédent avait pour ambition de répondre à deux questions majeures, que les méthodes “traditionnelles” n’ont pas encore pleinement éclairées :
- Comment fonctionne cet écosystème fragile ;
- Quelle est sa capacité d’adaptation au changement climatique et aux pressions anthropiques ?
Les quatres axes de recherches de Tara Pacific :
- Biodiversité des récifs
- Capacité de résistance, d’adaptation et de résilience de ces environnements
- État de santé des récifs face au changement climatique
- Biologie des récifs et santé humaine
Dans la filiation de l’expédition Tara Oceans (2009-2013), tant par l’approche intégrale que sa dimension novatrice et précurseure, cette campagne de recherche à l’échelle du bassin Pacifique a nécessité la mobilisation d’une équipe et d’un navire durant plus de deux ans et demi. Cette durée, exceptionnelle pour une expédition océanographique, a permis d’échantillonner ces différents écosystèmes avec les mêmes protocoles, les mêmes opérateurs, les mêmes appareils, les mêmes calibrations. Cette homogénéité méthodologique sans précédent rend possible la comparaison précise des résultats comparabilité, capitale dans ce domaine où les mesures demeuraient très artisanales et fortement biaisées par le facteur humain.
Ces précieuses données ont dû faire l’objet d’analyses approfondies en laboratoire, afin d’en extraire et de valoriser le plus d’informations possible. Ces observations, prochainement publiés, porteront à la connaissance de la communauté scientifique les premiers résultats aboutis de l’expédition Tara Pacific. Toutes les données sont destinées à être rendues publiques, afin que l’ensemble de la société puisse bénéficier de ce travail scientifique inédit.
Durant ces deux ans et demi, l’équipe de marins et de scientifiques embarquée a effectué, de manière rigoureuse et systématique, des prélèvements dans 32 sites de récifs coralliens. Outre les incontournables coraux et poissons, l’expédition a également intégré à ses protocoles l’étude des micro-organismes présents dans les eaux environnantes. Une approche inédite visant à redécouvrir la biodiversité de ces récifs à toutes les échelles, des séquences génétiques jusqu’à l’écosystème. Ce degré de précision a pour ambition de répondre aux questions majeures concernant la santé des récifs coralliens dans le contexte spécifique du changement climatique. Une grande partie des îles et îlots explorés par l’expédition sont en effet éloignés et préservés des perturbations directes des activités humaines, ce qui permet à Tara Pacific de travailler sur la capacité de résistance, d’adaptation et de résilience de ces habitats face au changement climatique. L’introduction de la génomique permet également aux analyses d’aborder un pan des récifs encore largement inconnu et de contribuer à développer des applications pour la recherche médicale.
Des protocoles adaptés à l’étude de l’ensemble des compartiments de l’écosystème corallien
Les protocoles ont ciblé trois espèces de coraux distribués sur l’ensemble du bassin Pacifique :
- 2 espèces de coraux dit “branchus”: Pocillopora meandrina et Millepora platyphylla,
- 1 espèce de corail massif, Porites lobata.
Deux techniques d’échantillonnages ont été appliquées :
- le prélèvement de fragments de coraux sur la colonie (quelques grammes, sans conséquences sur l’intégrité de la colonie) pour les études génétiques
- le carottage sur des coraux massifs comme Porites lobata, qui croissent d’1 cm par an. En y prélevant une carotte de 40 cm, il est donc possible de remonter dans le temps, sur les 40 dernières années, de la même façon que pour une carotte glaciaire ou la tranche d’un arbre.
Ces coraux renseignent ainsi non seulement sur leur vitesse de croissance au cours du demi-siècle passé, mais aussi sur la variation de la qualité des eaux et la santé des récifs coralliens dans le passé récent. Ils sont de bons indicateurs pour reconstituer les changements liés aux évolutions du climat durant les 50 à 100 dernières années, sur la température, la salinité et l’acidité (pH). Ces données permettent de mieux comprendre les conditions environnementales actuelles et d’établir des modélisations quant aux évolutions à venir. Une trentaine de carottes de corail issues de récifs de différentes îles a été prélevée avec succès.
Pour comprendre comment évoluent les récifs et les interactions au sein de cet écosystème, les échantillons de coraux ont été complétés par des prélèvements de plancton dans dans le récif et dans la colonne d’eau le séparant de la surface pour répertorier et quantifier les micro-organismes qui y vivent. Enfin, des poissons de récifs, également présents sur l’ensemble du bassin Pacifique, ont été prélevés pour comprendre leur répartition et le milieu dans lequel le poisson a évolué durant sa croissance.
Comme tous les organismes vivants, l’existence des récifs coralliens dépend de nombreux facteurs (lumière, chaleur, acidité, nutriments, oxygène, métaux). Les données associées à chaque échantillon caractérisent le contexte dans lequel il a été prélevé. L’ensemble de ces données collectées (génétique, répartition et abondance des coraux, des poissons, des microorganismes) constitue ainsi la base de données Tara Pacific, remarquable d’exhaustivité.
Premiers résultats et perspectives pour les données de Tara Pacific
Deux ans et demi d’expéditions, à une échelle jamais réalisée pour ces écosystèmes pourtant régulièrement étudiés : Tara Pacific apporte à la communauté scientifique un jeu de données colossal à la comparabilité inédite. L’échantillonnage massif a permis de photographier l’état de santé des coraux du Pacifique au moment du passage de la goélette, ce qui permettra aux scientifiques de se référer à ce “temps zéro” plus tard pour évaluer l’évolution des récifs. Les résultats des analyses qui ont suivi l’expédition vont désormais être publiés prochainement et seront reversés dans des bases de données accessibles à tous.
A la manière de la mission Tara Oceans, les bases de données de Tara Pacific ne manqueront pas de bénéficier aux scientifiques du monde entier, et peut-être même d’influencer les protocoles de suivi des états de santé des récifs. Il permettront également à la société civile et aux institutions de se saisir du sujet avec précision, afin de mettre en œuvre les conditions nécessaires à la préservation de ces écosystèmes.