Comment s’organise la logistique d’une expédition océanographique ?

Levons le voile sur les coulisses de la logistique des expéditions océanographiques. Les campagnes scientifiques sont l’objet de fantasmes et font rêver petits et grands pour leur caractère onirique et aventurier à l’autre bout du monde dans un environnement contraint et un milieu de l’extrême. L’envers du décor est bien plus pragmatique et concret. Les équipes à terre contribuent à une logistique colossale moins séduisante et notoire et pourtant non moins importante à la réalisation des expéditions. Anticipation, organisation, méthodologie, priorisation, coordination, communication, adaptation et improvisation, tels sont les maîtres mots des métiers invisibles de la logistique d’expédition. Le plan n’est jamais unique et se décline au pluriel, on esquisse le meilleur mais on présage le pire.

A l’origine des campagnes océanographiques modernes : du Challenger, à la goélette Tara

En 1872, le HMS Challenger appareille pour une mission scientifique de quatre ans que l’on considère rétrospectivement comme étant la première campagne océanographique moderne. Ce navire de la Royal Navy parcourt alors environ 65 000 milles nautiques à travers les océans Atlantique, Austral, Indien et Pacifique. Le Challenger est modifié et adapté pour l’occasion et est entièrement équipé en conséquence : laboratoire, microscope, câbles de sondage, chalut pour prélever et draguer, aquarium, alcool, instruments de mesure de température et salinité etc. L’expédition du Challenger a rapporté des millions d’échantillons et est revenue avec de nombreuses observations sur les milieux marins. Toute une coordination qui a dû être anticipée et qui pourrait être qualifiée aujourd’hui de “logistique d’expédition”. La goélette Tara est l’héritière de ces premières campagnes océanographiques et continue actuellement de s’intéresser activement à l’écosystème Océan.

Comment se prépare une expédition maritime à la Fondation Tara Océan ? 

De l’anticipation en amont

Chaque expédition a son identité et vient répondre à une hypothèse ou à une inconnue scientifique. 

– Coordination scientifique

En amont de l’expédition, l’équipe logistique de la Fondation collabore étroitement avec les scientifiques partenaires sur la définition de la mission, ses interrogations scientifiques et ses contours géographiques afin de traduire de manière opérationnelle les volontés de recherche : Échantillonner quoi et comment ? Pourquoi et où ? 

Carte du trajet et des stations d’échantillonnage de l’expédition Tara Europa

En outre, un pays hôte peut exprimer des conditions logistiques et légales sine qua non à l’obtention du permis : 

En bref, rien ne permet de certifier que ces permis seront délivrés, ce qui exige de la Fondation et de ses équipes une grande flexibilité et adaptabilité.

– Logistique portuaire et démarches administratives

Outre l’anticipation liée à la coordination scientifique et aux enjeux légaux, la goélette Tara, comme tout navire, doit pouvoir faire escale dans les pays hôtes pour les démarches administratives, les rotations d’équipage et les avitaillements (stocks alimentaires, fuel, azote liquide etc.). Cet ensemble de ficelles au cœur du nœud logistique doit pouvoir être démêlé avant le départ de l’expédition également. 

-> Quel port sera susceptible d’accueillir la goélette ? 

-> Quel quai sera le plus approprié et accessible et permettra une belle visibilité de Tara ?

-> Quel sera le point focal dans le pays d’accueil ? 

-> Quelles sont les formalités d’entrée et de sortie du pays ?

-> Quelle est la réglementation en termes d’immigration, de douanes et de protocoles sanitaires ? 

-> Comment organiser le ravitaillement en carburant et les réapprovisionnements divers ? 

L’annonce de la venue de Tara nécessite une prise de contact avec différents acteurs locaux du monde maritime et portuaire afin d’avoir une vue d’ensemble des contraintes sur place mais aussi des leviers possibles de négociations. L’idée est d’avoir établi un bon réseau localement et de pouvoir réagir en toutes circonstances depuis la France si un problème venait à émerger. 

Il est arrivé que nos interlocuteurs dans les pays ne soient pas convaincus que la venue de la goélette chez eux soit réelle, et donc ne se mobilisent pas, jusqu’à ce que l’on aperçoive la proue du bateau dans le port. Et là, tout s’accélère.
Clémentine Moulin, directrice des Opérations

– Gestion des demandes de permis de recherche

Lorsque le sujet scientifique est caractérisé et délimité, la Fondation effectue dans un premier temps les demandes de permis de recherche nécessaires auprès des pays hôtes afin d’obtenir les autorisations requises à l’échantillonnage scientifique en zones économiques exclusives (ZEE) étrangères, tel que défini par la Convention de Montego Bay de 1982. Cette procédure demande une anticipation de 6 à 8 mois avant l’entrée du navire dans le pays et doit passer par le Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et les ambassades françaises dans les pays. De nombreux aller-retours peuvent être nécessaires avec les autorités locales sur le projet de recherche et il peut arriver qu’au dernier moment la demande de permis soit refusée, la goélette Tara interdite d’entrée dans la ZEE du pays, l’itinéraire modifié et l’expédition métamorphosée. 

Ravitaillement à Dakar - Sénégal
Ravitaillement à Dakar – Sénégal -© Maxime Horlaville

 De l’improvisation en temps réel

Une fois que l’expédition est lancée et que la goélette Tara a appareillé de son port d’attache de Lorient, c’est le début du marathon pour l’équipe logistique à terre. Il s’agit de suivre en temps réel la campagne et le planning de navigation, d’orchestrer les rotations d’équipes et les escales, de répondre aux besoins techniques de l’équipage marin et scientifique, d’organiser les avitaillements et les envois d’instruments et de consommables. 

L’enjeu principal de la logistique est la communication, que tout le monde soit informé, que les sujets et problèmes soient exposés pour, in fine, gagner en temps et efficacité et que tout le monde avance au même rythme. Il est impératif de faire le lien entre toutes les personnes impliquées dans la campagne et d’être le trait d’union entre la goélette, les équipes embarquées et à terre et les scientifiques, et de créer des synergies entre ces pôles pour faire émerger des idées. Ce milieu pluridisciplinaire dans lequel évolue l’équipe logistique exige de s’adapter aux différentes terminologies et jargons pratiqués par les marins et les scientifiques, entre autres. Sans compter les diverses langues et les multiples cultures avec lesquelles il faut composer dans l’organisation de l’expédition. 

En logistique, la temporalité est fondamentale, projetée sur le long terme ou ancrée dans le court-termisme et l’instantané de la gestion de crise. La goélette Tara, de par ses expéditions scientifiques, navigue dans les eaux de pays très différents et aux contextes politiques pluriels. Même si de nombreux aspects se préparent au long court, un aléa de dernière minute peut toujours survenir : contretemps administratif, coup de théâtre logistique et mésaventure diplomatique. Les exemples font légion et contraignent les équipes de la Fondation à une astreinte et à une disponibilité quasi permanente.

– De la logistique humaine 

Ainsi, la mission Microbiomes a été réalisée pendant la pandémie mondiale du COVID-19. Durant les premiers mois de la mission au Chili, l’équipage n’était pas autorisé à débarquer et à mettre pied à terre pendant les escales portuaires, se confinant à bord en huis-clos pendant des mois. La goélette était tributaire des autorités sanitaires et devait travailler avec des agences maritimes engendrant des coûts faramineux non prévus dans le budget initial. Il a fallu négocier âprement pour obtenir gain de cause. 

Douglas Couet, Biologiste marin à bord de Tara au cours de la mission Microbiomes
Douglas Couet, Biologiste marin à bord de Tara au cours de la mission Microbiomes ©Maéva Bardy

A l’époque, au vu de la recrudescence du COVID-19 dans le pays et dans le monde, l’État chilien a décidé en quelques jours de fermer ses frontières. Une rotation d’équipage impérative devait avoir lieu pour remplacer les équipes épuisées après des mois en mer et par l’enfermement. En vingt quatres heures, il a fallu modifier les billets, faire les tests PCR requis, adapter les autorisations demandées pour être autorisé à voyager, rassurer les membres de l’expédition stressés par leur embarquement etc.

 – De la logistique technique

Au fil de l’expédition, le matériel nautique ou scientifique s’abîme inévitablement et il est parfois nécessaire de le remplacer pour ne pas mettre en péril l’expédition. Ainsi, il a fallu envoyer un nouveau pylon pour la CTD-rosette (partie d’un instrument qui permet de prélever des échantillons d’eau avec des bouteilles Niskin et mesurer la conductivité, température et profondeur) en Argentine.

Dans les faits, il faut engager un transporteur international qui va prendre en charge ce matériel depuis son lieu de stockage vers l’étranger où Tara sera en escale et s’occuper des questions de douanes affiliées. En réalité, à ce moment-là en Argentine, il y avait eu récemment de nouvelles élections présidentielles, engendrant un changement de gouvernement. Les administrations étaient en pleine transition et donc démobilisées, les dossiers temporairement interrompus et, conséquemment, l’instrument était retenu par les autorités douanières pour une durée indéterminée. Il a fallu alors considérer tous les leviers possibles pour dédouaner l’instrument dans les temps et ainsi éviter que la campagne ne prenne du retard sur son planning initial. 

– De la logistique au cœur des tensions politiques 

Une fois que les permis de recherche sont obtenus, la goélette a l’autorisation, selon certaines conditions, de venir échantillonner dans la ZEE du pays concerné. La théorie peut paraître simple, la pratique ne l’est pas systématiquement et réserve son lot d’imprévus et d’impensés. 

Les expéditions de Tara ont déjà été prises en étau entre les différentes autorités d’un même pays, cristallisant de nombreuses tensions politiques en interne, ou s’est déjà retrouvée au cœur de désaccords interétatiques et de conflits diplomatiques, deux pays prétendant à la même ZEE par exemple. Il convient de rappeler que Tara étant un navire battant pavillon français, lorsque la goélette navigue dans des eaux étrangères, le navire représente la France. Afin de ne pas se retrouver instrumentalisée et de ne pas légitimer la position d’un pays par rapport à un autre, il est déjà arrivé à plusieurs reprises que le planning de navigation et le programme scientifique soient modifiés au dernier moment. Il s’agit alors pour l’équipe logistique de prendre la décision en collaboration avec la direction, le navire, les scientifiques et le Quai d’Orsay, évaluant les risques, les enjeux et les solutions d’adaptation.

De la logistique au-delà de l’expédition

L’expédition ne se termine pas quand Tara revient accoster le quai de son port d’attache. Après des mois en mer, il est alors temps de mettre la goélette en cale sèche (il s’agit de sortir le navire de l’eau) pour plusieurs mois de chantier pendant lesquels la goélette sera désossée, inspectée dans sa globalité des safrans aux moteurs, et entièrement remise en état par l’équipage marin. Cette maintenance concerne également toute l’instrumentation scientifique qui doit être adaptée en prévision de la prochaine expédition afin de répondre aux demandes des chercheurs impliqués. Il faut inventorier les stocks restants, envoyer les instruments pour qu’ils soient recalibrés afin qu’ils conservent leurs précisions et installer le matériel scientifique nécessaire aux nouveaux protocoles.


Par ailleurs, les pays hôtes qui autorisent la goélette à échantillonner sont loin d’être désintéressés par ce qui a été entrepris dans leurs eaux. Dans les semaines qui suivent la sortie des eaux du pays, il est ainsi nécessaire de communiquer concrètement sur ce qui a été fait, ce que nous avons collecté, et sur les premières observations effectuées : cela constitue ce qu’on appelle un “rapport préliminaire”. Ensuite, à la fin de la campagne, de nouveaux rapports, dits “rapports finaux”, sont demandés par les pays, afin de leur transmettre les données brutes de l’expédition et les informations sur les analyses envisagées et les résultats attendus. Cela n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît, car la science prend du temps, là où les rapports sont demandés dans des délais contraints. Il revient aux équipes logistiques d’assurer l’interface entre les scientifiques et les pays, pour tenter de concilier ces deux calendriers. L’enjeu est de taille : si les rapports ne sont pas envoyés, les pays peuvent tout à fait prendre des sanctions, comme par exemple celle d’interdire Tara de revenir dans leurs eaux à l’avenir. 

Arrivée Banjul - Louis, marin à bord de Tara dans les mats
Arrivée Banjul – Louis, marin à bord de Tara dans les mats ©Guillaume Tauran

Partager cet article