Construction de la base polaire Tara Polar Station : 3 grands défis à relever
Après 10 ans de conception, le programme polaire de la Fondation Tara Océan passe des plans à la réalité. La construction du nouveau navire, conçu pour l’observation et la recherche scientifique en Arctique, a commencé en septembre 2023. Le chantier naval a été confié aux Constructions mécaniques de Normandie (CMN) à Cherbourg. La Fondation Tara Océan se réjouit de ce chantier sur le territoire français. Ce projet de grande ampleur est un réel défi technique, car un tel navire n’a encore jamais été construit. Découvrez les dessous de la construction de cet observatoire et laboratoire dérivant unique.
1-Défi de la construction navale : résister à la glace
De l’idée au chantier
Historiquement, relativement peu de bateaux destinés à être pris dans la glace et à monter sur la banquise ont été construits (en moyenne un par siècle). Ainsi, l’un des plus grands défis de ce projet est la construction d’un bateau adapté au milieu polaire.
Imaginer et construire une base polaire dérivante n’est pas une simple idée, c’est un projet qui se structure sur le long terme. Il y a plus de 10 ans qu’Étienne Bourgois, président de la Fondation Tara Océan, a pensé à ce projet. Avant d’arriver à cette étape de construction concrète du bateau, plusieurs années se sont écoulées où il a fallu valider des avant-projets, créer des appels d’offres et rechercher des financements.
C’est en 2023 que la Fondation Tara Océan a passé commande pour Tara Polar Station auprès de CMN – Constructions mécaniques de Normandie. La forme du bateau initialement ronde passe à ovale.
Même sur un bateau de cette ampleur, l’espace est toujours la préoccupation de tous. Afin de l’optimiser, la conception se fait dans un premier temps en 2D puis en 3D lorsque c’est utile. Toute la structure a été modélisée en 3D, y compris les locaux techniques et les réseaux fluidiques pour s’assurer que chaque équipement s’intègre sans problème.
Un laboratoire flottant en milieu polaire
Tara Polar Station est un bateau de recherche scientifique dans lequel il a fallu imaginer des espaces de travail. Olivier Petit, l’architecte, a donc dessiné les plans en fonction des contraintes structurelles et du volume possible, puis l’agencement a été pensé afin d’avoir des laboratoires modulables, c’est-à-dire qui pourront évoluer dans l’avenir, en fonction des projets scientifiques. De ce fait, des scientifiques de plusieurs organisations ont été impliqués afin de définir les différents besoins et de rendre l’utilisation des laboratoires le plus ergonomique possible.
De plus, cette nouvelle base dérivante doit résister à la glace tout en ayant une navigabilité acceptable et conforme aux exigences réglementaires. Comme tous les navires polaires, elle est soumise au Polar Code qui est un ensemble de règles sur la construction, les moyens de sauvetage et la prévention de la pollution. Ces contraintes ont obligé les équipes à revoir à plusieurs reprises l’architecture de Tara Polar Station.
La base doit également être en conformité avec la réglementation du pavillon français pour obtenir le permis de navigation.
Les équipes ont été confrontées à un défi supplémentaire, car les règles dimensionnant la structure du navire ne sont prévues que pour des bateaux en acier beaucoup plus grands, résistant aux impacts avec des blocs de glace. Aucune règle n’étant prévue pour un navire de cette forme, en aluminium, bloqué dans la glace et devant résister à la pression de la banquise pendant des mois. Pour cette construction, l’aluminium a été choisi, car il offre une bonne résistance au froid. Il est d’ailleurs couramment utilisé dans des applications cryogéniques. Contrairement à l’acier standard, l’aluminium durcit modérément au froid ce qui évite qu’il devienne cassant en cas de choc. Au contraire, il reste souple, évitant ainsi une rupture en cas de contact avec la banquise. Enfin, l’aluminium résiste bien à la corrosion. La contrepartie est une plus grande difficulté à être soudé.
Ce chantier représente de réels défis techniques de par :
- Les dimensions atypiques du bateau ;
- La forme de la coque ovale : tôles déformées en deux directions ;
- L’épaisseur des tôles : 20 mm ;
- Les exigences de la soudure de l’aluminium ;
- De plus, gouvernail, hélice et ligne d’arbre doivent résister à la pression et aux impacts avec de la glace.
De nombreuses parties du bateau constituent un défi
- La moon pool
La moon pool (au centre du navire) est une pièce importante pour le montage de la structure du bateau, car elle sert de référence. Elle ne représente pas vraiment un défi en elle-même, car la forme est simple.
- La coque
Afin de pouvoir s’insérer dans la banquise, une coque à la forme d’un noyau d’olive a été réalisée, cette forme implique une déformation des tôles dans deux directions.
De plus, pour résister à la pression de la glace sur la coque pendant la dérive arctique et aux impacts avec des blocs de glace en navigation, les tôles de bordé (constituant le revêtement extérieur de la coque) ont une épaisseur de 20 mm. Relativement peu de fournisseurs en Europe sont capables de former ces tôles. Cette forte épaisseur oblige à réaliser un nombre important de passes de soudures pour assurer la solidité et la qualité des joints. Un avantage de cette technique est qu’elle limite les coûts et les délais de mise en œuvre. CMN a utilisé un procédé de soudure automatique.
La coque est construite en plusieurs temps :
- La partie inférieure, immergée, est très renforcée pour résister aux impacts avec la glace et à la compression en période de dérive arctique.
- La partie supérieure est faite en 6 morceaux qui sont assemblés sur la partie inférieure l’un après l’autre. Chaque morceau est présenté physiquement à sa place définitive pour mesurer les écarts et les corriger si nécessaire.
- Enfin, les blocs sont assemblés définitivement et soudés à la partie inférieure.
Le défi est d’ajuster au millimètre près deux parties qui ont été réalisées séparément et qui se sont déformées lors des phases de soudure.
- La géode
La construction de la géode est relativement plus simple que celle de la coque, car les tôles sont plates et de plus faible épaisseur. Le principal enjeu est la jonction avec la coque.
- Assemblage de la géode et de la coque
L’assemblage de la géode sur la coque est un moment délicat du chantier, car il faut manipuler un élément important dans un espace clos.
De nouveaux défis après la fin du chantier
Les défis techniques ne s’arrêtent pas à la fin du chantier. En effet, avant la livraison du navire, il y aura des essais à quai, puis en mer, où tous les systèmes seront poussés à leur maximum.
La fondation prévoit ensuite de réaliser deux campagnes d’essais de Tara Polar Station dans son environnement polaire arctique. Une en été, dans de la glace de mer dans le détroit de Fram, et une autre lors d’un hivernage dans un fjord gelé. Ces tests grandeur nature permettront de valider les choix techniques qui ont été faits pendant la conception, de mettre en place le matériel scientifique, de tester les protocoles, et d’accumuler de l’expérience en vue de la première dérive arctique.
La mise à l’eau n’est pas un défi technique majeur, à condition d’avoir levé tous les prérequis pour la date prévue.
Les proportions du bateau étant assez exceptionnelles, à cause de sa largeur importante et de sa forme atypique, l’entrée dans un port et la mise à quai représentent aussi des défis.
Afin de faciliter les manœuvres de port, un deuxième poste de pilotage a été construit sur le toit de la station afin que l’opérateur ait une bonne visibilité.
2- Défi humain : Sécurité et confort de l’équipage
La réalisation d’une dérive en milieu polaire est un réel défi humain. Isolé en milieu polaire pendant des centaines de jours, l’équipage s’expose à un froid intense, des nuits sans fin, l’absence de canaux de communication et aux difficultés de ravitaillement.
Afin d’assurer la sécurité et le confort de l’équipage, plusieurs éléments sont à prendre en compte au moment de la construction du bateau :
- garantir l’intégrité structurelle du flotteur,
- chauffage,
- moyen de conservation de la nourriture,
- autonomie énergétique,
- production d’eau potable,
- communication,
- installations des laboratoires et des instruments scientifiques.
Les marins et scientifiques devront rester pendant 6 mois dans leur cabine, il faut donc qu’elles soient agréables à vivre. Les aménagements ont été réfléchis pour les conditions polaires. Chaque personne aura une cabine pendant l’hiver polaire. Des espaces sont aménagés afin de créer de la convivialité :
- un carré, lieu de vie du bateau ;
- un banya (sauna) – une tradition russe que nous avons décidé de perpétuer après l’expérience de Tara Arctic ;
- un sas d’entrée avec placards chauffants pour déposer et sécher le matériel avant d’entrer dans le navire.
Les membres de l’équipage ont été impliqués dans l’aménagement du navire. Ils ont fait des suggestions, notamment sur le traitement des eaux noires et l’aménagement de la cuisine.
Du côté science, l’installation des équipements requiert toujours un temps d’adaptation, et ce, même sur un navire océanographique éprouvé. Il y a de nombreux ajustements en fonction de l’espace disponible et des exigences de chaque instrument (débit d’eau, qualité d’eau, électricité, apport en gaz, connexion réseau, interface entre les différents instruments, etc.).
“Sur un navire neuf, tout est à faire ! Les équipes scientifiques sont aussi impliquées dans le projet afin d’imaginer ce laboratoire flottant et de pouvoir préciser leurs besoins pour continuer à faire de la science de haut niveau même en milieu extrême”, déclare Thomas Linkowski, ingénieur océanographe.
L’équipe à bord devra être judicieusement sélectionnée. L’esprit d’équipe en isolement est primordial. Les différences de personnalités et de cultures doivent être bien réfléchies et anticipées pour cette vie en huis clos.
“L’isolement et la nuit polaire ne sont pas faits pour tout le monde. On peut les rêver, les fantasmer, mais la réalité peut être bien différente. Nous nous devons de trouver les personnes qui créent le bon équilibre avec un esprit d’équipe et de la bienveillance pour le bien-être de tous », indique Clémentine Moulin, directrice du pôle expéditions scientifiques.
3- Défi environnemental : limiter l’impact de la science
Les dérives permettent de collecter des données scientifiques et de faire avancer notre compréhension des changements globaux qui sont beaucoup plus rapides dans les pôles.
Toutefois, ces explorations nécessitent de l’attention dès la construction du bateau afin de limiter notre impact sur le milieu environnant et de ne pas perturber les échantillonnages.
Pour ce faire, les embarquements se feront sur un temps long. Le personnel scientifique devra être en mesure d’opérer une vaste gamme d’équipements et de protocoles pour soutenir les projets scientifiques variés, car il y aura peu de personnes pour beaucoup de protocoles, d’opérations et d’instruments.
Les défis majeurs se font à plusieurs niveaux : technique et logistique. Par exemple, la gestion de l’espace à bord pour accueillir tous ces équipements, leurs pièces de rechange et consommables. La gestion des déchets sera également une préoccupation quotidienne, surtout liée à l’espace et aux produits chimiques.
Du côté de l’éclairage, un système de LED est ajusté afin d’avoir un éclairage chaleureux et de limiter la pollution lumineuse. Dans le but d’étudier le vivant lors de la nuit polaire, les laboratoires sont équipés de lumières verte ou rouge (et non pas blanche) pour éviter de créer un contraste trop élevé lors de l’acheminement des échantillons depuis l’eau ou la banquise.
Tara vs Tara Polar Station : quelles différences ?
Initialement, la goélette Tara n’avait pas été construite pour faire de l’océanographie. Elle a été adaptée à la science par la suite. A l’inverse, la station polaire a, quant à elle, été dessinée pour sa mission première, l’exploration polaire.
Certains membres de l’équipe connaissent bien la goélette Tara et les nombreux défis liés aux dérives polaires. Impliqués dans le projet, ils peuvent davantage anticiper ces défis sur ce nouveau chantier.
Sur Tara Polar Station, il y a quasiment 10 fois plus de surface disponible pour la science que sur Tara. L’agencement a été fait en avance pour répondre au besoin des scientifiques et donc prévoir les infrastructures nécessaires à une grande variété de travaux (paillasse, lavabo, hotte, électricité, azote liquide, éclairage, réseau). Le projet a été travaillé avec des scientifiques de plusieurs domaines (biologie, microbiologie, physiologie, géochimie, atmosphère, physique) pour essayer de répondre aux besoins de chacun, en fonction de leur expérience sur des expéditions similaires sur brise-glaces ou lors de camps de glace.
Une première expédition scientifique en 2026
Une fois Tara Polar Station partie pour le pôle Nord, la Fondation Tara Océan pourra amplifier ses moyens d’actions avec une flotte à deux navires : Tara en mer, Tara Polar Station dans la glace. Les 20 prochaines années sont déterminantes pour le Vivant et l’équilibre de notre planète. Il faut aller plus vite pour étudier et protéger l’Océan.