Mission Tara-Jambio : étude de la pollution microplastiques au Japon
Si les côtes japonaises sont connues pour abriter une importante biodiversité, elles le sont aussi pour leur forte concentration en microplastiques, ces particules d’une taille comprise entre 0,3 et 5 millimètres, formant une pollution quasi invisible à l’œil nu, complexe et difficile à traiter. Cerner et mieux comprendre la fragmentation de ces déchets plastiques et leur accumulation dans les eaux et les sédiments marins des côtes du Japon, évaluer leurs effets potentiels sur la biodiversité marine locale et accroître la prise de conscience générale autour des problèmes environnementaux menaçant l’Océan, tels sont les objectifs de la mission Tara-Jambio Microplastics débutée en 2020 au Japon, devant se poursuivre jusqu’en 2023 et venant de livrer ses premiers résultats.
Une mission menée par la Fondation Tara Océan Japon et le réseau Jambio
Avec son partenaire Jambio (Japanese Association for Marine Biology), regroupant plus de 20 stations marines réparties sur les côtes de l’archipel, de l’île septentrionale d’Hokkaido au chapelet insulaire d’Okinawa au sud de l’archipel, avec également le soutien d’agnes b. et du groupe Veolia, la Fondation Tara Océan et son antenne tokyoïte, ont lancé cette ambitieuse mission sur la pollution des eaux côtières du Japon sur un modèle de recherche (selon un protocole et des standards internationaux) quasi similaire à celui de la mission Tara Microplastiques réalisée en 2019 dans 9 grands fleuves d’Europe.
Avec deux grands objectifs :
- Scientifique : évaluer la pollution plastique des côtes japonaises, à la surface et également dans les sédiments ; évaluer la nocivité de la « plastisphère » dans ces eaux côtières ainsi que les effets des microplastiques sur la méiofaune (animaux de petites tailles, vivant dans les sédiments) en conditions naturelles ;
- Éducatif : accroître la sensibilisation à la pollution plastique et aux autres menaces auxquelles l’Océan est confronté avec la participation des populations locales, du milieu éducatif, d’artistes et de médias participatifs.
Des prélèvements systématiques dans les eaux de surface et les sédiments marins
Déroulement des campagnes d’échantillonnages
Les premiers prélèvements de la mission Tara-Jambio ont été réalisés au large de Shimoda (préfecture de Shizuoka, au sud-ouest de Tokyo), à partir d’avril 2020, dans le cadre d’une campagne d’échantillonnages mensuels réalisés selon les protocoles établis. Ils se sont poursuivis à l’automne 2020 en partenariat avec les stations marines de 6 universités d’État japonaises : d’Okayama, d’Hiroshima, de Shimane, de Kyushu, de Nagoya et de Tsukuba. Des prélèvements de microplastiques ont été réalisés dans les eaux de surface avec un filet Neuston ; dans les sédiments avec un caisson Smith McInthyre et sur les plages de l’ouest du Japon, à proximité des stations marines de ces universités.
Une nouvelle campagne d’échantillonnages s’est déroulée en juillet et en août 2021, en collaboration avec les universités de Tohoku et de Hokkaido, durant laquelle l’équipe de Tara-Jambio a échantillonné au large d’Onagawa (préfecture de Miyagi), Asamushi (préfecture d’Aomori) et Akkeshi (Hokkaido). D’autres campagnes sont prévues en 2022, à Noto avec l’Université de Kanazawa, à Sadoshima avec l’Université de Niigata, à Misaki avec l’Université de Tokyo, à Tateyama avec l’Université d’Ochanomizu et à Sesoko avec l’Université de Ryukyu – campagnes qui dépendront bien sûr de la situation sanitaire et de la levée des restrictions actuelles.
Plus de 200 échantillons prélevés
Avec plus de 200 échantillons prélevés pour l’étude des concentrations en microplastiques, la mission Tara-Jambio représente, à ce jour, la plus vaste étude jamais menée le long des côtes du Japon sur la pollution microplastique, à la fois dans les eaux côtières et dans les sédiments.
Étude de la « plastisphère » et des micro-organismes associés aux déchets plastiques
Si les échantillonnages le long du littoral du Japon ont été retardés par l’épidémie de Covid-19, les recherches, coordonnées par Sylvain Agostini, directeur scientifique de la mission et chercheur au Shimoda Marine Research Center (Université de Tsukuba), ont été menées avec l’idée non seulement d’évaluer et de quantifier le degré de pollution des côtes japonaises aux microplastiques, mais aussi d’identifier les sources de pollution et de déterminer la nature des micro-organismes associés aux particules de plastique échantillonnées.
Tara-Jambio est aussi une étude de la « plastisphère » et de l’écosystème marin formé par les micro-organismes (parmi lesquels virus, bactéries et protistes), pour certains biotoxiques, colonisant les microplastiques.
Les chercheurs de Tara-Jambio constatent dans leur rapport de 2020 que « des études ont montré que les microplastiques encrassés se sont également avérés plus biotoxiques que le plastique vierge et pourraient altérer la physiologie et la survie des organismes marins ou même constituer une menace pour la santé humaine (…) Il a été constaté que les microplastiques parcourent de longues distances à travers les océans et pourraient donc agir comme un radeau pour les agents pathogènes ou les micro-organismes invasifs. ».
Il est donc primordial de documenter les communautés microbiennes attachées aux microplastiques afin d’évaluer leurs effets potentiels sur les écosystèmes marins et la santé humaine. Au cours du projet Tara-Jambio, les communautés microbiennes attachées aux microplastiques prélevés sont analysés à l’aide d’un séquençage de nouvelle génération ciblant les procaryotes et les protistes. De plus, pour évaluer la différence et l’impact potentiel sur la biodiversité locale, l’ADN environnemental (ADNe) est étudié sur les sites d’échantillonnage. Il s’agit de fragments d’ADN retrouvés dans la nature, décelable dans l’eau pendant quelques jours après le passage d’organismes vivants.
C’est la première étude de la plastisphère le long des côtes japonaises. Nombre de paramètres environnementaux – une quarantaine – ont été systématiquement passé au crible. Les données sur la conductivité, la salinité, la concentration en oxygène, la profondeur, la température et la concentration en chlorophylle a ont été enregistrées pour chaque site à l’aide d’un profileur. Ont de même été analysées la turbidité des eaux de surface et des eaux plus profondes, à savoir leur teneur en particules suspendues troublant leur limpidité. L’eau de surface a été de même prélevée pour, l’étude de la communauté microbienne et des concentrations en matière organique.
Premiers résultats : une omniprésence systématique des microplastiques
Les observations et les résultats préliminaires de la mission ont montré une omniprésence des microplastiques. « Des microplastiques ont été trouvés dans tous les prélèvements » ressort-il des premiers résultats. Il est encore précisé que c’est à la surface de l’eau qu’ont été observées les concentrations maximales de plastique. C’est un fait : 100 % des prélèvements traités contenaient des microplastiques et entre autres des particules diverses, des polymères, des fragments de polystyrène, des microplastiques secondaires (inférieurs à 5 mm) ou autres éléments utilisés dans la pêche et l’ostréiculture. « Il n’y a pas un échantillon dans lequel l’on n’ait pas trouvé du plastique » confirme Sylvain Agostini, directeur de la mission.
Les microplastiques et en particulier beaucoup d’éléments de polystyrène sont apparus dans les échantillons, qu’ils aient été prélevés à la surface de l’eau, sur les plages ou dans les sédiments marins. Sans surprise : de nombreuses études scientifiques – comme le Livre Bleu de la Fondation Tara Océan qui avait sondé en 2014 la mer Méditerranée, laquelle contiendrait près de 250 milliards de particules de plastiques – ayant démontré que la pollution plastique était majoritairement présente à la surface de l’Océan.
Les microplastiques passés au crible par Tara-Jambio : direction le laboratoire
Chaque microplastique, extrait par les chercheurs de Tara-Jambio, a été collecté sur un papier filtre et documenté au microscope : taille, texture, couleur… avant d’être séparé dans un flacon en verre en vue de déterminer sa masse totale et d’identifier ultérieurement son type de polymère.
Les échantillons ont été prélevés à l’embouchure d’une rivière, dans une baie et plus au large pour l’étude de la communauté microbienne associée aux fragments du plastique en question. Les fragments de plastique ont été prélevés à la main sous microscope immédiatement après prélèvement et conservés à -80 °C. Les échantillons de sédiments ont d’abord été tamisés sur des tamis de 5 mm et 300 μm avec de l’eau du robinet. Le plastique a ensuite été extrait par séparation (trois extractions répétées) et la fraction collectée a été digérée à l’aide de sulfate de peroxyde afin d’éliminer les débris organiques. Les plastiques extraits ont été ensuite comptés, documentés et collectés en laboratoire.
Traçage du plastique dans la chaîne alimentaire
Jusqu’à quel point, dans certains cas, les microplastiques extraits dans les prélèvements des chercheurs de Tara-Jambio et les microbes liés aux particules de plastique peuvent-ils imprégner des tissus vivants et être tracés dans la chaîne alimentaire au point de remonter jusqu’à l’homme à travers un processus bien connu de bioaccumulation ?
La question est complexe. La mission Tara-Jambio « entend voir si les bactéries découvertes peuvent s’avérer nocives voire dangereuses – ou non – pour la chaîne alimentaire » explique Jonathan Ramtahal, un chercheur de Trinité-et-Tobago participant à la mission.
Un exemple parmi d’autres ? Les huîtres, dont le Japon est l’un des grands pays producteurs. En raison de leur taille infime, les microplastiques, inertes ou chargés, selon les cas, en substances nocives, toxines, bactéries ou autres pathogènes, peuvent être ingérés par des huîtres et entrer consécutivement sans difficulté dans la chaîne alimentaire humaine.
Le Japon : un point chaud de pollution plastique
Le Japon est situé à l’extrémité nord d’un « point chaud de pollution plastique. » Celle-ci, charriée vers le large, alimente le « parc à ordures du Pacifique », le fameux vortex de macrodéchets plastiques (de plus de 2 centimètres), découvert en 1997 dans le Pacifique nord-est – dont l’étendue (estimée à plus de 3 millions de kilomètres carrés, soit la superficie de l’Inde) avait été constatée par les équipes de Tara lors de l’expédition Tara Pacific (2016-2018).
« La mission Tara-Jambio permet aussi de sensibiliser l’opinion publique à la véritable catastrophe environnementale que représente la pollution plastique dans les eaux du Japon ainsi qu’aux menaces qu’elle fait courir aux océans » souligne Sylvain Agostini.
Catastrophe : le mot n’est pas trop fort. Empli de macro-déchets plastiques, l’Océan semble être devenu, par un processus de fragmentation irréversible et autonome, une usine à fabriquer vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sans limitation de temps, des quantités invraisemblables de microplastiques flottant à la surface de la mer, transportés ad vitam æternam par les vents et courants. D’autant qu’on estime qu’il faut plusieurs centaines d’années pour que tout microplastique se désintègre entièrement.
Les solutions de l’hémorragie plastique en mer sont à terre
« Il est crucial d’endiguer, et d’abord par des actions fortes sur terre, l’hémorragie du plastique en mer. L’objectif du Japon de recycler 100 % du plastique neuf d’ici à 2035 va bien sûr dans le bon sens » estime Romain Troublé, directeur général de la Fondation Tara Océan.
Pour l’heure, l’archipel semble pris en étau dans un paradoxe. Sacs, boîtes de déjeuner jetables, fruits, friandises et petits gâteaux ou brosses à dents des hôtels enveloppés à l’unité, couvercles de gobelets de café, pailles ou emballages doubles : d’après les Nations Unies, le Japon demeure au deuxième rang mondial pour la quantité de déchets d’emballages plastiques produite par habitant, après les États-Unis.
Globalement, tous pays confondus, on estime qu’environ 10 millions de tonnes de déchets sont déversés chaque année dans l’Océan et que 80 % de ces volumes sont des plastiques. Et c’est en particulier par l’action combinée du soleil, de l’oxydation et des courants qu’une partie des déchets plastiques se transforme en micro-déchets d’une taille inférieure à 5 mm : les microplastiques.
85 % des déchets plastiques « recyclés » au Japon par incinération
D’après des chiffres officiels, le Japon produit 9,4 millions de tonnes de déchets plastiques par an – soit 37 kilos de déchets plastifiés à usage unique en moyenne par habitant. Même s’ils sont devenus payants en 2020, l’archipel distribue encore chaque année 40 à 50 milliards de sacs et sachets plastiques destinés à la consommation courante.
Chaque Japonais utilise en moyenne 300 à 400 sacs plastique par an. Un record mondial. En cause : la culture de l’emballage – séculaire, mais devenue très prégnante depuis les années 1970 avec l’arrivée des plastiques (sacs vinyles rouleaux plastifiés, sachets…) dans la consommation courante – fait partie de l’esthétique japonaise. Culture de l’emballage que l’on retrouve d’ailleurs aujourd’hui en Chine, en Corée du Sud ou encore en Thaïlande. Le paradoxe veut pourtant que le Japon se considère comme un modèle de gestion de ses déchets plastiques « recyclés » (par incinération et émission de C02) à hauteur de 85 % selon des chiffres de l’industrie.
En 2019, le pays s’est fixé pour objectif de recycler 100 % du plastique neuf d’ici à 2035. Or, une infime part de l’énorme production de plastique non recyclée provenant de la terre, des réseaux d’assainissement, des fleuves, voire de l’effet du vent et des tempêtes, atterrit en mer – des déchets retrouvés directement en mer, dans les sédiments, à l’embouchure d’une rivière, dans des baies et criques quasiment fermées. Dans une moindre mesure des grands courants océaniques charriant des déchets plastiques en provenance d’Asie du sud-est ou de la Chine, autre puissance industrielle très accroc au plastique.
Un danger invisible et à long terme des microplastiques rejetés en mer
De manière générale, il est un fait, désormais largement documenté – voir et lire à ce sujet les travaux de recherche du CNRS – que les additifs (colorants, plastifiants ou stabilisants) et produits chimiques (phtalates, bisphénol et autres) contenus dans les matériaux plastiques et microplastiques issus du polystyrène, du polyéthylène, du polypropylène ou du dit polyvinyle chloride, sont moins résistants au contact d’un élément liquide ; ils s’oxydent sous l’effet d’une masse de chaleur associée à l’eau et se libèrent dans l’environnement marin. Certains plastiques sont de surcroît de vraies éponges aux polluants organiques persistants (POPs), ces molécules complexes issues des pesticides, des combustions ou des produits chimiques industriels. Un désastre écologique.
Collaborations artistiques autour du microplastique
Fidèle à la philosophie de la Fondation Tara Océan qui mêle l’art à la science et invite depuis ses débuts des artistes à monter à bord de Tara, Tara Océan Japon a convié en 2020 huit artistes (peintres, sculpteurs, musiciens ou photographes) à rejoindre plusieurs événements et même les échantillonnages des campagnes de Tara-Jambio.
En 2021, quatre artistes, trois étudiants de l’Université d’art de Tokyo, dite Geidai, emmenés par le professeur, créateur et directeur artistique Katsuhiko Hibino, ont participé en parallèle à la campagne menée à Shimoda.
En 2022, deux expositions d’œuvres d’art sont en outre planifiées, en parallèle des échantillonnages Tara-Jambio, sur l’île d’Awashima à Mitoyo (préfecture de Kagawa) et durant l’été dans la préfecture de Hyogo, à Himeji.