Est-il possible de mettre en évidence une modification des communautés planctoniques sous l’effet des tourbillons océaniques ?
Après deux mois en Antarctique, marins et scientifiques ont quitté la Patagonie pour faire cap vers l’Afrique du Sud. Un mois et demi en pleine mer, entre l’océan Austral et l’océan Atlantique, comprenant une courte escale de trois jours en Géorgie du Sud, pour relier deux continents. Cette Transatlantique de la mission Tara Microbiomes a pour but de mettre en évidence l’impact des tourbillons océaniques sur l’évolution des populations planctoniques dans le temps (périodes de temps courtes (quelques heures) ou longues (quelques mois)).
La circulation océanique
Relier deux continents en voyageant aux abords des quarantièmes rugissants et cinquantièmes hurlants (*1) est une réelle aventure maritime qui nécessite de faire face aux éléments déchaînés : vents violents, gigantesques vagues et températures frigorifiques. Ces zones sont aussi caractérisées par de forts courants séparant des régions de l’Océan aux propriétés hydrographiques très différentes, illustrant le rôle primordial de l’océan Austral sur la circulation océanique globale. En effet, cette dernière peut être schématisée par un grand réseau de courants océaniques.
Il existe différents types de structures dans l’Océan ; celles proches de la surface comme les grands gyres océaniques tristement connus pour l’agrégation de plastique en leur centre et dont le Gulf Stream est une des branches, et d’autres issues de branches lentes se déplaçant tels de grands fleuves dans les grandes profondeurs de l’Océan.
Or, l’océan Austral est l’une des principales routes pour la remontée des eaux océaniques profondes qui, après avoir voyagées plusieurs centaines d’années en contact avec les sols océaniques, sont « aspirées » vers la surface sous l’effet combiné du vent et du changement de densité de l’eau en contact avec l’atmosphère. Dans sa partie la plus sud, cet océan est également une source d’eaux profondes.
Cependant, une grande partie des processus océaniques ne sont pas intégrés dans cette description schématique de la circulation océanique à grande échelle.
Dans le cadre de cette traversée, ce sont principalement les anomalies de cette circulation qui sont les cibles des scientifiques. En particulier, les tourbillons océaniques vont intéresser l’équipe Tara ainsi que les structures turbulentes de plus petites échelles associées à ces derniers, il faut distinguer :
- Un tourbillon océanique : une structure arrondie (rayon de 20 à 200 km) qui tourne plus vite autour de son centre qu’elle ne se déplace. Par conséquent, l’eau et le plancton ont tendance à rester piégés dans cette structure. Les tourbillons transportent de l’eau d’une région à une autre et sont donc caractérisés par des températures et des salinités très différentes de l’Océan dans lequel ils se déplacent. En transportant de l’eau, les tourbillons océaniques jouent un rôle majeur dans la circulation océanique et sur le climat aussi bien à l’échelle régionale que mondiale.
- Un filament : une masse d’eau qui, sous l’effet de structures dynamiques proches, va s’allonger le long d’un fort courant tels que ceux se trouvant aux abords des tourbillons.
- Un front : une structure océanique séparant deux masses d’eau aux propriétés différentes.
Les bords des tourbillons sont donc composés de fronts océaniques et c’est aussi le cas entre les différentes régions hydrographiques de l’océan Austral.
Qu’est-ce qu’un tourbillon océanique ?
L’Océan compte une quantité importante de tourbillons océaniques qui, similairement aux dépressions et anticyclones atmosphériques pour l’air, sont associés à des anomalies de pressions négatives de l’eau pour les tourbillons cycloniques ou positives pour les anticyclones.
Ces différences de pression engendrent la création de courants océaniques qui, sous l’effet de la rotation de la Terre, atteignent un équilibre en tournant autour du centre des tourbillons. Ainsi, les particules d’eau piégées dans un tourbillon tournent plus vite autour de son centre (jusqu’à un peu plus de 1 m/sec soit 2 nœuds) comparé à la vitesse de déplacement du tourbillon (de l’ordre de 10 km/jour).
Ces structures ont un rayon de 20 à 200 km suivant l’importance de l’effet de la rotation de la Terre (et donc de la latitude), et il est possible de les suivre de quelques jours à plusieurs mois voir, pour certains, plusieurs années.
Quelles sont les propriétés de ces masses d’eau ?
Chaque tourbillon possède une “signature” particulière en fonction de propriétés (température et salinité) qui le composent. Comme énoncé précédemment, il est possible de distinguer 2 types de grandes structures : l’anticyclone et, son contraire, le cyclone :
- Dans l’anticyclone, l’eau composant le cœur de cette structure est moins dense (par exemple plus chaude) que la partie de l’Océan dans laquelle il se déplace. L’eau occupe donc un plus grand volume et correspond donc à une anomalie de pression positive.
- Le cyclone en est la symétrie inverse, l’eau composant le cœur de cette structure est plus dense (par exemple plus froide) que la partie de l’Océan dans laquelle il se déplace. L’eau occupe donc un plus petit volume et correspond donc à une anomalie de pression négative.
Comment détecter des tourbillons océaniques ?
Le suivi des différences de masses d’eau proches de la surface peut s’opérer depuis l’espace grâce à des satellites altimétriques qui mesurent la hauteur de l’eau.
Il paraît clair que la surface de l’Océan n’est pas plane sous l’effet des vagues, mais il existe aussi des différences à plus grandes échelles liées à la densité de l’eau. Par exemple, la surface des eaux froides de l’océan Austral est jusqu’à plus de 3 mètres sous le niveau de celles des eaux chaudes à l’est de l’Afrique du Sud et de Madagascar. Ces données peuvent donc être utilisées pour identifier des changements de densité entre plusieurs masses d’eau.
Les tourbillons étant caractérisés par la densité des masses d’eau, les données altimétriques sont une mine d’or pour les chercheurs souhaitant détecter de telles structures. Par exemple, les anticyclones, qui sont moins denses que l’eau aux alentours, vont apparaître comme une bosse arrondie de plusieurs centimètres par rapport à son environnement. De plus, l’étude chronologique de ces images produites tous les jours permettent de suivre le déplacement des tourbillons océaniques.
Qu’est-ce qui va être étudié sur la goélette Tara au cours de la transatlantique ?
La transatlantique est une période de navigation qui va permettre de modifier significativement la route prévue du bateau afin de suivre des masses d’eau particulières.
Grâce à des images satellites analysées quotidiennement à bord, les scientifiques vont identifier différentes structures océaniques (tourbillons et fronts) qu’ils viseront ensuite pour des échantillonnages à bord de Tara. Le but est d’étudier le lien qu’il existe entre ces structures dynamiques visibles par satellites et l’enchevêtrement de communautés biologiques que seul un échantillonnage sur place permet de caractériser.
L’équipe scientifique se base sur des études scientifiques ayant suggéré qu’un tourbillon caractérisé par des conditions hydrologiques stables (températures, salinité) serait composé d’une faible diversité d’organismes. En effet, les espèces marines les plus adaptées à l’environnement devraient se développer davantage, provoquant une perte de biodiversité. Au contraire, les structures de type “fronts”, sont des zones d’échanges où les propriétés physico-chimiques et biologiques évoluent rapidement, ne permettant pas à des communautés de dominer, ainsi la diversité des communautés devrait y être plus importante.
Les scientifiques souhaitent ainsi vérifier que la compétition entre les groupes de plancton est plus importante dans les structures de type “tourbillon” que dans les structures de type “front” et que par conséquent la diversité en plancton est plus importante dans les structures “fronts”.
Quelle est la stratégie d’échantillonnage du tourbillon ?
Par essence, un plan d’échantillonnage ne peut être qu’une stratégie optimale dans le cas où toutes les conditions, principalement météorologiques mais aussi matérielles, permettent de mettre à bien ce plan.
Dans le but de caractériser la zone d’un tourbillon océanique, le plan d’échantillonnage est établi sur 10 jours avec une stratégie selon 3 types d’actions :
- des stations : Tara reste à la même position et réalise des mesures hydrographiques et biologiques ;
- des transects : Tara se déplace d’un point A à un point B ;
- des mappings (durée de 36h) : Tara réalise des mesures en continu dans le tourbillon.
Planification de l’échantillonnage sur 10 jours
Afin de réaliser un suivi complet et exhaustif, l’échantillonnage sera effectué selon une alternance de cycles de prélèvements (stations) et de mappings (arrêt sur un site). Pour définir la zone à étudier, les scientifiques analyseront en permanence les données satellitaires.
Une première station sera effectuée à l’extérieur du tourbillon, puis une deuxième ciblera le “front” c’est-à-dire le bord de la structure. Des drifters, des bouées dérivantes, flottant librement, seront déployés dans l’Océan pour mesurer les courants autour des stations afin de connaître le déplacement de la masse d’eau échantillonnée à un instant donné. Une troisième station sera réalisée au centre du tourbillon. Les chercheurs pourront donc comparer la biodiversité présente dans les prélèvements de la station 2 “front” et la station 3 “tourbillon”. En plus des drifters, entre deux stations d’échantillonnage, un mapping de 36 heures est réalisé pour caractériser la zone.
Ce cycle de prélèvement puis caractérisation de la zone se répèteront sur les 10 jours d’étude.
Article co-écrit avec Rémi Laxanaire – Chef scientifique au cours de la Mission Microbiomes – Chercheur à l’Université de La Réunion
Notes :
Les gyres et les tourbillons sont des structures très différentes qu’il ne faut pas confondre. Bien que tous les deux caractérisés par des mouvements d’eau rotatifs, les gyres sont stables en positions (contrairement aux tourbillons qui peuvent traverser l’Océan) et forcés par le vent (par exemple, le Gulf Stream est la branche ouest du gyre subtropical de l’Atlantique Nord). Ils ont des tailles bien supérieures aux tourbillons : plusieurs 1000 de km contre plusieurs dizaines à quelques centaines pour les tourbillons.
*1 : Noms donnés, respectivement, aux vents et, par association, à la bande de latitude d’une zone. Ainsi, les 40e rugissants caractérisent les vents entre 40 S et 50 S degrés de latitude. Les 50e hurlants sont donc entre 50 S et 60 S degrés de latitude. Ces zones sont caractérisées par des vents violents et une mer particulièrement déchainée.
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