La haute mer : comment protéger la biodiversité méconnue des eaux internationales ?
Du 20 fĂ©vrier au 3 mars 2023 se dĂ©roulera Ă New York la prochaine - et espĂ©rons derniĂšre - session de nĂ©gociation du traitĂ© sur la BiodiversitĂ© au-delĂ des juridictions nationales (BBNJ). La Fondation Tara OcĂ©an sâinvestit aux cĂŽtĂ©s de la science depuis plus de 10 ans pour pallier lâabsence de protection des Ă©cosystĂšmes en haute mer, et mieux connaĂźtre leur rĂŽle essentiel aux grands Ă©quilibres naturels.
Qu’est-ce que la haute mer ?
Elle fait partie de notre environnement tout en constituant un autre monde.
Les notions de libertĂ© et dâinfini ont depuis toujours accompagnĂ© la conception humaine de lâespace maritime au cours de lâHistoire. Dans la dĂ©finition pionniĂšre du juriste nĂ©erlandais Hugo Grotius (XVIIĂšme siĂšcle), lâOcĂ©an correspondait Ă un espace libre et sans limite (mare liberum), qui Ă©chappait Ă toute souverainetĂ© des Ătats (res nullius).
Mais au-delĂ de cette conception plutĂŽt gĂ©nĂ©rale, il existe un lien trĂšs Ă©motionnel qui nous relie Ă lâOcĂ©an. Il terrifie, tout comme il hypnotise. Nous avons tous notre propre image de lâOcĂ©an construite par notre histoire personnelle mais aussi une Culture commune nourrie par un imaginaire rempli dâĂ©motions fortes, issu dâhistoires, de lĂ©gendes et de mythes qui sont racontĂ©s dans les livres, les films ou bien mĂȘme en chanson !
La construction du droit de la mer, qui rĂ©git les relations entre les Ătats sur les espaces maritimes et rĂ©glemente les activitĂ©s en mer (Ă ne pas confondre avec le droit maritime qui rĂ©glemente les relations privĂ©es en mer), a progressivement crĂ©Ă© des cadres juridiques se fondant sur la responsabilitĂ© des Ătats dans les zones cĂŽtiĂšres ; dont les premiĂšres dĂ©finitions internationales sont appliquĂ©es durant les annĂ©es 1960. Plusieurs conventions institutionnalisent ainsi les rĂŽles des Ătats, notamment via la notion de mer territoriale, dans laquelle ces derniers peuvent exercer leur souverainetĂ©.
Quelques annĂ©es plus tard, en 1982 Ă Montego Bay, est signĂ© lâacte fondateur pour le droit de la mer : la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM). Avec cet accord, la haute mer gagne sa dĂ©finition contemporaine : il sâagit de lâespace au-delĂ des 200 miles nautiques (environ 370 kilomĂštres) depuis les cĂŽtes constituant la Zone Ăconomique Exclusive (ZEE) des Ătats. Cet immense espace alors reconnu comme la haute-mer correspond Ă environ 71 % de la surface de l’OcĂ©an, rien de moins que 50% de celle de la planĂšte !
Les rĂ©gimes juridiques du droit de la mer sont encore en construction aujourdâhui. Certains Ătats ont en effet la possibilitĂ© de rĂ©clamer des droits dâexploration, dâexploitation et de conservation des sols et des sous-sols maritimes au-delĂ de leur ZEE, si le plateau continental du pays est prolongĂ© par la nature des sous-sols maritimes. Lâexemple le plus marquant est celui de la zone Arctique, dans laquelle se chevauchent les demandes dâextension des pays, sans quâun compromis n’ait encore Ă©tĂ© trouvĂ©.
Un bien commun essentiel Ă la vie sur Terre
Avec lâentrĂ©e en vigueur de la CNUDM en 1994 (entre la signature dâune convention internationale, ici 1982, et son application, un temps dâadaptation est nĂ©cessaire), la haute mer intĂšgre le droit international, trouvant ainsi une dĂ©finition dans un rĂ©gime juridique effectif. Toutefois, si Montego Bay dĂ©finit bien des rĂšgles dâusage et de navigation pour lâespace maritime, ainsi que des rĂšgles pour lâexploration du fond marin, elle nâen protĂšge pas sa biodiversitĂ©. Les normes encadrent ainsi uniquement les activitĂ©s humaines, et pas la protection du vivant.
Car au moment de lâĂ©criture de la convention, en 1973, les experts et dĂ©cideurs nâĂ©taient pas encore conscients que le grand large – bien quâapparemment infini et vide – abrite en rĂ©alitĂ© une biodiversitĂ© planctonique riche et essentielle, mais presque invisible car microscopique. Ce nâest que dans les derniĂšres dĂ©cennies du XXĂšme siĂšcle que nous dĂ©couvrons que ces Ă©cosystĂšmes planctoniques reprĂ©sentent plus de 70% de la vie marine. Ils sont Ă lâorigine de nombreux processus vitaux, comme la sĂ©questration du carbone et la production dâoxygĂšne, essentiels pour toutes les formes de vie sur notre planĂšte bleue.
Avec les progrĂšs de la science, nous dĂ©couvrons aussi que ces ĂȘtres minuscules â bactĂ©ries, virus, protistes, algues, petits crustacĂ©s â sont fragiles et souffrent dĂ©jĂ des impacts du changement climatique, de la surpĂȘche et des pollutions diverses. Les preuves de la gravitĂ© des consĂ©quences des activitĂ©s humaines (pollutions, changement climatique, etc.) sur lâensemble de la planĂšte, y compris sur la haute mer, deviennent incontestables : les activitĂ©s comme la pĂȘche intensive, lâexploration des fonds marins ou le transport maritime doivent donc ĂȘtre encadrĂ©es, limitĂ©es, et ce mĂȘme au grand large. Il est primordial dâactualiser et de contredire la conception de Grotius, de repenser notre relation avec cet espace quâon croyait capable dâabsorber infiniment nos dĂ©chets et de subir notre modĂšle de dĂ©veloppement dĂ©bridĂ©, afin de rĂ©aliser que notre systĂšme nâest pas soutenable.
La construction du traité sur la biodiversité au-delà des juridictions nationales au fil du temps
[2003 – 2013] Premiers pas vers un traitĂ© international contraignantÂ
Câest dans ce contexte de prise de conscience de la gravitĂ© de la crise climatique et Ă©cologique que commence, vers 2003, un dialogue pour proposer un texte complĂ©mentaire Ă la Convention de Montego Bay, avec pour objectif dâinclure des mesures pour la conservation de la vie marine en haute-mer. En 2006, un processus informel est lancĂ© Ă lâONU pour proposer un traitĂ© international sur la biodiversitĂ© marine au-delĂ des juridictions nationales. Ce traitĂ©, dit « BBNJ » (BiodiversitĂ© au-delĂ des juridictions nationales), commence alors son long chemin au sein des instances onusiennes.
Dans les couloirs des institutions internationales, quelques pays prennent le leadership et initient des consultations, proposent des cadres et des thĂ©matiques, ou tentent d’Ă©chafauder quelques pistes pour lâĂ©pineuse question des contreparties financiĂšres pour lâexploitation des ressources marines. En 2011, lâUnion EuropĂ©enne et quelques Etats comme le BrĂ©sil, lâAfrique du Sud et le Costa Rica sâentendent sur un premier brouillon, structurĂ© en quatre axes, ou « packages » :
- La gestion des ressources génétiques marines et leur utilisation ;
- Des outils de protection par zone, incluant les Aires Marines Protégées ;
- Les Ătudes dâimpact environnemental pour les activitĂ©s en haute mer ;
- Le renforcement des capacités et le transfert de technologie.
Le texte gagne en structure et hĂ©rite de ce long titre, inamovible depuis : « ConfĂ©rence intergouvernementale sur un instrument juridiquement contraignant se rapportant Ă la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer et portant sur la conservation et lâutilisation durable dĂ©veloppement durable de la biodiversitĂ© marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale ».
Ce premier texte sera prĂ©sentĂ© en 2011, dans le cadre des sessions prĂ©paratoires Ă la ConfĂ©rence Rio+20 sur le dĂ©veloppement durable se tenant un an plus tard au BrĂ©sil. Lors de cette ConfĂ©rence de Rio de 2012, le texte est entĂ©rinĂ©, et le processus de nĂ©gociation Ă l’ONU prend date pour un dĂ©but en 2013.
[2013-2023] 10 ans de nĂ©gociation : dĂ©passer les intĂ©rĂȘts nationaux pour approuver un traitĂ© ambitieux en 2023
Depuis 2013, les Etats nĂ©gocient donc aux Nations-Unies ce texte complexe et toujours basĂ© sur lâarchitecture construite en 2011. Dans cette longue procĂ©dure commune Ă toutes les conventions multilatĂ©rales, des Ă©tapes ont Ă©tĂ© franchies : nĂ©gociations informelles jusqu’en 2015 pour convenir des objectifs et du cadre du futur traitĂ©; confĂ©rences prĂ©paratoires entre 2015 et 2017, oĂč quelques pays rĂ©fractaires ont pu gagner du temps ; et finalement adoption de la rĂ©solution du 24 dĂ©cembre de 2017 qui lance une ConfĂ©rence Intergouvernementale pour rĂ©diger et approuver le texte du futur traitĂ©.
Le processus de dĂ©cision au sein des Nations Unies, sur ce sujet qui semble pourtant essentiel, est long et difficile Ă mettre en Ćuvre. Les enjeux sous-jacents de ce traitĂ© sont en effet complexes et dĂ©fient les arrangements politiques classiques. LâIslande, lâEspagne et le Japon, pays pĂȘcheurs, se sont par exemple alliĂ©s pour faire sortir la pĂȘche du cadre du traitĂ©. Les pays en dĂ©veloppement, notamment les moins avancĂ©s, souhaitent fixer des financements obligatoires pour la recherche. Les pays industrialisĂ©s entendent protĂ©ger leurs entreprises et leurs brevets sur les ressources gĂ©nĂ©tiques. La Russie, la Chine et des grands pays du Sud ont pour ambition de protĂ©ger leur souverainetĂ© sur des zones stratĂ©giques et refusent de soutenir la crĂ©ation dâAires Marines ProtĂ©gĂ©es (AMP). En outre, sâagissant dâun traitĂ© onusien au caractĂšre contraignant, les organes responsables des mers rĂ©gionales sâappliquent Ă minimiser la portĂ©e du texte pour protĂ©ger leurs mandats sur ces zones spĂ©cifiques.
AprĂšs cinq ans de ConfĂ©rence officielle, paralysĂ©e dans son avancĂ©e durant la pandĂ©mie de COVID-19, un texte judicieux est aujourdâhui sur la table, en attente de finalisation. A la cinquiĂšme session, rĂ©alisĂ©e en aoĂ»t 2022, quelques points de blocage nâont pas pu ĂȘtre rĂ©solus, comme le statut des donnĂ©es gĂ©nĂ©tiques numĂ©riques, le processus de dĂ©finition des Aires Marines ProtĂ©gĂ©es ou encore les enjeux de financement de la recherche pour les pays en dĂ©veloppement. Mais nous y sommes presque. LâannĂ©e 2023 marque les 50 ans de lâĂ©criture de la Convention de Montego Bay : câest le moment dâaller au bout, de lĂącher du lest sur les intĂ©rĂȘts nationaux au nom de cette moitiĂ© du globe que nous avons lâopportunitĂ© dâĂ©riger en exemple de bien commun, gĂ©rĂ© collectivement pour le bien de la planĂšte et du vivant.
Comprendre et protĂ©ger la haute mer: lâengagement de la Fondation Tara OcĂ©an
Depuis 20 ans, la Fondation Tara OcĂ©an navigue en haute mer pour ses expĂ©ditions scientifiques. GrĂące aux connaissances quâelle dĂ©veloppe Ă bord de sa goĂ©lette aux cĂŽtĂ©s de ses laboratoires partenaires, elle participe Ă la prise en compte de sa biodiversitĂ© depuis les dĂ©buts de la construction du traitĂ©.
En 2010, la goĂ©lette Tara se trouve au milieu de son expĂ©dition Tara Oceans, une aventure planĂ©taire Ă la base dâune science innovante et multidisciplinaire sur le plancton. En octobre de cette annĂ©e, lâĂ©quipe Tara fait escale Ă Rio de Janeiro, dans ce BrĂ©sil Ă lâĂ©poque champion du multilatĂ©ralisme et animĂ© par la volontĂ© de rĂ©ussir sa confĂ©rence environnementale deux ans plus tard. Câest lors de cette escale brĂ©silienne que le Maire de Rio demande Ă Tara dâassumer le rĂŽle dâAmbassadeur de la ConfĂ©rence Rio+20 sur les enjeux de lâOcĂ©an. Tara embarque ainsi dans cette aventure, concrĂ©tisĂ©e par une escale Ă New York en janvier 2012, qui marque le dĂ©but de notre activitĂ© aux Nations-unies. A cette escale, le SecrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de lâONU, Ban Ki-Moon, se rend Ă bord pour une aprĂšs-midi de rencontres avec les marins et les chercheurs. Il y renforce lâimportance de la nĂ©gociation sur la haute mer et invite Tara Ă participer aux nĂ©gociations. La Fondation Tara OcĂ©an organisera ainsi un Pavillon Bleu Ă Rio+20, pour hĂ©berger des Ă©vĂšnements, des prĂ©sentations, des projections et des discussions sur lâOcĂ©an, notamment sur la haute mer.
En 2013, lâONU accorde le statut dâObservateur SpĂ©cial Ă la Fondation, permettant ainsi Ă la Fondation Tara OcĂ©an de participer concrĂštement aux nĂ©gociations, lancĂ©es officiellement cette mĂȘme annĂ©e au siĂšge des Nations unies Ă New York. DĂšs les premiĂšres sĂ©ances de nĂ©gociation, nous avons constatĂ© le travail considĂ©rable nĂ©cessaire pour faire comprendre aux nĂ©gociateurs et ambassadeurs lâimportance et le rĂŽle clĂ© du plancton en haute mer.
Avec la participation des chercheurs partenaires, la Fondation Ă©tait prĂ©sente Ă presque chacune des sessions de nĂ©gociation Ă lâONU, en lien Ă©troit avec les dĂ©lĂ©gations de lâUnion EuropĂ©enne, de la France, du BrĂ©sil, de Monaco et du Chili. Dans cette interface entre science et experts onusiens, nous avons dĂ©veloppĂ© un plaidoyer pour quâun accord Ă la fois universel, ambitieux et solidaire puisse ĂȘtre trouvĂ©, tout en y intĂ©grant un besoin de soutien Ă la recherche internationale. Car la recherche sur le grand large demande une science Ă la fois internationale, robuste, coopĂ©rative et ouverte Ă la sociĂ©tĂ©. Elle se doit dâĂȘtre dĂ©sintĂ©ressĂ©e et gĂ©nĂ©reuse dans le partage des donnĂ©es, incluant les pays en dĂ©veloppement et formant les jeunes chercheurs.
ConcrĂ©tiser les engagements Ă lâissue de la prochaine session de nĂ©gociation
La Fondation Tara OcĂ©an sera prĂ©sente Ă la prochaine session de nĂ©gociation qui aura lieu Ă New York du 20 fĂ©vrier au 3 mars 2023. Nous espĂ©rons que les Ătats parviendront Ă la signature dâun accord intĂ©grant pleinement les ambitions que nous portons depuis le dĂ©but des nĂ©gociations.
Ă l’issue de lâaccord, une nouvelle phase de travail sâouvrira. En effet, les nĂ©gociations visent actuellement Ă sâaccorder sur un texte final auquel les Ătats doivent ensuite souscrire officiellement : câest la ratification. Nos efforts se porteront donc vers une ratification rapide et collective du texte : tout un programme pour notre plaidoyer !
Tara, un voilier océanographique mythique
Evolutions au fil des missions scientifiques et des chantiers navals