Au chevet de la banquise : histoire de l’exploration polaire en Arctique

Nuits sans fin, froid intense, étendue glacée à perte de vue… La région Arctique est une zone géographiquement lointaine et pourtant nous dépendons de son équilibre. Située à l'intérieur du cercle polaire arctique, l'océan Arctique et la région continentale et insulaire (terres arctiques) forment un écosystème riche et peu connu bien qu’ils rendent quotidiennement de nombreux services écosystémiques à l'ensemble du vivant de notre planète. L’Arctique est depuis longtemps un territoire d’exploration, mais la recherche devient essentielle dans cette zone du globe de plus en plus menacée par les effets du changement climatique. Revenons sur l’histoire de l’exploration polaire en Arctique et comment cette dernière a ouvert la voie à la recherche scientifique dans cette région de l’extrême.

Tara Arctic : portrait
©Fondation Tara Océan

A la découverte des pôles

Depuis plusieurs siècles, l’exploration polaire fait rêver. Cependant, atteindre les pôles a toujours été un défi pour les hommes. Aventuriers, navigateurs ou scientifiques voulaient tous conquérir ces territoires vierges de toutes activités humaines. Ils se lançaient dans l’inconnu à la conquête de terres gelées, parfois sans préparation aux conditions extrêmes qui les attendaient. 

Avant même de pouvoir toucher ces nouvelles terres, il fallait affronter les tempêtes, éviter les icebergs et endurer les longs mois en mer. Les expéditions étaient longues et périlleuses.

Leurs motivations n’étaient pas toujours la simple curiosité et soif d’aventure, elles pouvaient être politiques (conquête de territoire) ou encore économique (commerce).

Equipage sur la banquise
Banquise © Fondation Tara Océan

Conquête de nouvelles routes commerciales

Bien que les premières explorations dans l’Arctique remontent aux Vikings, qui ont atteint le Groenland vers le Xe siècle et y ont vécu pendant 500 ans, ces explorations étaient plutôt anecdotiques. 

L’Arctique a été convoité par les européens dès le XVIe siècle dans le but d’ouvrir de nouvelles voies maritimes commerciales. Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, plusieurs explorateurs européens, tels que Henry Hudson (Royaume Uni), William Barents (Pays-Bas) et John Ross (Royaume Uni), ont entrepris des expéditions vers l’Arctique.

La découverte scientifique de l’Arctique

Au XIXe siècle, les explorations sont davantage axées sur la science et menées par des scientifiques ou des navigateurs renommés tels que Sir John Franklin, un officier de la Royal Navy qui a tenté de découvrir le passage du Nord-Ouest et Fridtjof Nansen. En 1893, cet explorateur norvégien entame une dérive en piégeant délibérément son navire, le Fram, dans les glaces afin d’étudier les courants océaniques. La particularité de ce bateau est sa coque arrondie lui permettant de se faire soulever par la glace (et donc d’éviter de se faire écraser). C’est le premier à s’approcher aussi près du pôle Nord à 85°56’ N.

L’expédition de Nansen a permis d’apprendre qu’il n’existe pas de masse terrestre significative au Nord du continent eurasien et que l’océan Arctique est un océan de plus de 3 000 m de profondeur. Elle révèle également que les eaux chaudes de l’Atlantique – une branche du Gulf Stream – pénètrent comme un courant profond dans la partie centrale de l’océan Arctique. Ces observations ont permis d’affirmer les premiers principes du mouvement de la glace dans cette zone. 

Banquise Tara Arctic
Banquise © Fondation Tara Océan

Une course vers le pôle Nord

À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, une véritable course à l’exploration vers le Nord se met en place, avec des explorateurs tels que Robert Peary (États-Unis), Frederick Cook, Roald Amundsen (Norvège) et Richard E. Byrd (États-Unis) revendiquant tous avoir atteint le pôle Nord. L’exploit d’Amundsen, qui a survolé le pôle Nord en 1926, est généralement reconnu comme le plus crédible.

Qui a atteint en premier le pôle ?

Frederick Cook, explorateur américain, a affirmé avoir atteint le pôle Nord en 1908. Cependant, ses affirmations ont été contestées. Son récit aurait été jugé trop imprécis et il aurait commis des erreurs dans ses estimations. D’autant plus que, les deux Inuits qui l’accompagnaient dans cette expédition ont rapporté qu’ils n’avaient jamais perdu de vue les montagnes groenlandaises.

Robert Peary, explorateur américain, est l’une des figures les plus célèbres associées à la tentative d’atteinte du pôle Nord. En 1909, Peary prétendait avoir atteint le pôle Nord avec son compagnon Matthew Henson et un groupe d’Inuits. Leur tentative a également été sujette à la controverse. En effet, Peary n’avait aucun moyen de calculer sa longitude et a sans doute dérivé de sa trajectoire. Selon une relecture plus récente de son carnet de bord, le pôle aurait seulement été approché de plusieurs dizaines de kilomètres. 

L’explorateur américain Richard E. Byrd a mené plusieurs expéditions en Arctique, notamment en 1926, lorsqu’il a revendiqué avoir atteint le pôle Nord en avion. Cette affirmation a également été remise en question. Son pilote Floyd Bennett aurait avoué n’avoir jamais survolé le pôle. Le temps mis pour faire l’aller et retour était bien trop court compte tenu de la vitesse de l’avion.

Finalement, ce serait le norvégien, Roald Amundsen qui aurait survolé pour la première fois le pôle Nord en 1926 à bord d’un dirigeable, accompagné de l’explorateur italien Umberto Nobile. Il était déjà le premier homme à atteindre le pôle Sud en décembre 1911 et l’un des plus grands explorateurs polaires. 

Ainsi, malgré de nombreuses revendications d’explorateurs, il n’existe pas de consensus absolu sur “qui a été le premier à atteindre le pôle Nord” en raison des incertitudes entourant les preuves historiques.

Une exploration tournée vers l’avenir polaire

Avec les avancées technologiques telles que les submersibles et les avions, l’exploration se poursuit afin de mieux étudier et cartographier cette région extrême. 

Expéditions polaires françaises

C’est en 1934  que Paul-Émile Victor rencontre Jean-Baptiste Charcot à l’Académie des sciences où il lui expose son projet d’expédition ethnographique. Charcot le soutiendra financièrement dans son “expédition française 1934-1935 sur la côte est du Groenland.” Paul-Emile Victor rapportera 3 500 pièces ethnographiques : des enregistrements sonores de chants traditionnels, un film ethnologique et des milliers de clichés. En 1935, un grand reportage intitulé “Douze mois sur la banquise” paraît dans le quotidien Paris-Soir. En 1936, il va réussir à traverser l’inlandsis (calotte glaciaire) du Groenland d’ouest en est lors de son expédition “TransGroenland 1936”.

En 1947, le Conseil des ministres approuve “la réalisation d’expéditions polaires françaises dans les terres arctiques et antarctiques” et charge l’ethnologue de leur organisation. Pendant près de trente ans, entre 1947 et 1976, il dirigera les « Expéditions polaires françaises – Missions Paul-Émile Victor » : 17 expéditions en Terre Adélie (terre australe française en Antarctique) et 14 au Groenland. 

Glace - Tara Arctic
© Fondation Tara Océan

Un pied sur le pôle

Les expéditions se font jusqu’alors en équipe. En 1978, le japonais Naomi Uemura, ravitaillé par avion, est le premier à atteindre le pôle en solitaire, accompagné de chiens. Il faudra attendre 1986 pour voir la première expédition atteindre le pôle Nord sans ravitaillement ainsi que la première femme à atteindre le pôle : Ann Bancroft. La même année, Jean-Louis Etienne est le premier à atteindre le pôle Nord en solitaire en skis et devient par la même occasion le premier français à atteindre le pôle.

Dans le sillage du voilier Fram : Tara Arctic

Depuis le XIX siècle, plusieurs dérives ont été réalisées dans la glace arctique : 

Tara Arctic : dérive Tara
Tara Arctic ©Francis Latreille

Lors de l’expédition Papanine, les explorateurs ont mesuré et déterminé les mouvements de la glace et les courants marins sous la glace. Ils ont réfuté la théorie de Nansen selon laquelle aucune vie n’existait dans la partie centrale de l’océan Arctique. Ils ont également effectué de précieuses observations sur le magnétisme terrestre. Les observations météorologiques de cette expédition ont facilité l’organisation des vols transarctiques qui ont suivi et contribué à notre connaissance de la structure de l’atmosphère.

La dérive du Sedov n’a pas été délibérément planifiée. Ce navire n’a pas pu être libéré de la glace par un brise-glace (août 1938) car son gouvernail avait été endommagé au cours de son emprisonnement dans les glaces. Avec 15 volontaires à bord, le navire a alors poursuivi sa dérive dans la partie la plus inaccessible de l’océan Arctique, là où aucun navire n’avait jamais dérivé auparavant et où aucun avion n’avait volé. Les observations de l’équipage du Sedov ont confirmé ce qui avait déjà été enregistré par l’expédition Papanine et par Nansen : la découverte d’eaux chaudes sous la glace d’origine atlantique sur l’ensemble de la dérive. Le Sedov est resté deux fois et demie plus longtemps que le Fram, bien que la dérive de ce dernier ait duré près de trois ans. Le Sedov a commencé sa dérive beaucoup plus au sud que le Fram et, à la fin de celle-ci, il est descendu à des latitudes plus méridionales que le navire de Nansen. La dérive du Sedov n’a duré que 26 mois et demi, indiquant que la vitesse de la dérive était considérablement plus élevée que celle du Fram.

Près de 70 ans plus tard, la goélette Tara est volontairement piégée dans les glaces lors de l’expédition Tara Arctic. Elle dérive de septembre 2006 à janvier 2008, soit 507 jours pendant lesquels l’équipage multiplie les relevés des paramètres physico-chimiques (la température de l’air et de l’Océan, la pression, la salinité, l’intensité des vents et de la banquise) et biologiques dans le but de comprendre les effets du changement climatique et la fonte de la banquise. Ce voyage au cœur de la machine climatique va représenter l’ADN de l’aventure de la Fondation Tara Océan, celle qui a légitimé le rôle de la goélette comme un fantastique laboratoire flottant au service de la compréhension et de la protection de la biodiversité marine.

Tara Arctic : portraits
©Fondation Tara Océan
C’était une expérience incroyable, hors du commun. Les premiers membres de l’expédition sont restés huit mois à bord, certains y ont passé plus d’un an. Un seul marin, Grant, a vécu la totalité des 507 jours.
Etienne Bourgois Président de la Fondation Tara Océan
Tara Arctic
Dérive de Tara Arctic ©Francis Latreille

Au chevet de la banquise

L’Arctique est un réel sujet d’intérêt en raison de l’exploitation des ressources naturelles telles que le pétrole et le gaz, ainsi que pour les préoccupations croissantes concernant les changements climatiques et leurs impacts sur la région et le reste de la planète.

Les changements climatiques modifient cette région à une rapidité vertigineuse. Ces phénomènes ont des conséquences non seulement sur les 5 millions de personnes vivant dans le cercle arctique, mais aussi dans le monde entier, et demandent une réponse globale et urgente.

Une étude de mars 2024 parue dans Nature Reviews Earth & Environment explique que des mois de septembre sans glace de mer pourraient se produire dès 2035 en Arctique et au plus tard d’ici 2067, si l’on s’en tient à la trajectoire de réchauffement actuelle. Les premières journées sans glace l’été pourraient même avoir lieu dans les prochaines années. Ces projections estiment donc que des étés sans glace de mer se produiront 10 à 15 ans plus tôt que ce que disaient les précédentes études. 

NB : Pour les scientifiques, un Arctique « libre de glace » ne signifie pas une absence totale de glace. Il sera dépourvu de glace à la fin de l’été avant la fin de la décennie et la plupart des années à partir de 2050. La région polaire sera considérée comme « libre de glace » à partir d’un certain seuil, lorsque l’Océan comptera moins d’un million de kilomètres carrés de glace.

Science

a, Pan-Arctic September sea ice concentration with a sea ice area (SIA) of 5.5 million km2, typical for the 1980s. b, The same as in part a, but for 3.3 million km2, typical for 2015–2023. c, The same as in part a, but for sea ice area of <1 million km2, referred to as an ice-free Arctic. d, The climatological sea ice area seasonal cycles for 1980–1999 from satellite-derived observations121 using the bootstrap122 (solid red line) and NASA team123 (dashed red line) algorithms, for 1980–1999 from select CMIP6 models10 (black), and for a predicted ice-free September in select CMIP6 ensemble mean (blue). Red shading indicates uncertainty in the observed sea ice area (bounded by the seasonal cycle from the two algorithms), grey shading the CMIP6 ensemble spread for 1980–1999, and light blue shading the CMIP6 ensemble spread during the decade when the ensemble mean first goes ice free. Although sea ice area is reduced in all months of the year in the future, the loss is predicted to be greatest in September, but winter sea ice returns even after ice-free conditions are reached. Source : https://www.nature.com/articles/s43017-023-00515-9

C’est face à l’urgence de comprendre ces changements qui sont deux fois plus rapides au pôle et au constat d’un avenir proche avec un “Arctique libre de glace” que la Fondation Tara Océan poursuit son engagement polaire en construisant un deuxième navire, véritable observatoire et laboratoire scientifique dérivant : Tara Polar Station (TPS)

Piégée dans la banquise, la base polaire aura pour objectif de renforcer la recherche française et internationale sur l’Arctique, milieu parmi les plus extrêmes de notre planète, afin de mieux comprendre l’impact du changement climatique sur la biodiversité et les capacités d’adaptation des espèces locales.

Tara Polar Station

Cette future base de la Fondation Tara Océan en construction suit le sillage de la dernière dérive internationale en date dans le cadre de l’expédition Mosaic, portée par l’institut polaire allemand Alfred Wegener (AWI) à bord de leur brise-glace Polarstern.

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